
Emilie assure le suivi thérapeutique des femmes en hébergement et en post-hébergement. Elle fait également partie de l’équipe des écoutantes du 0800 30 030. Elle me reçoit dans son bureau, au refuge : une petite pièce sobrement décorée mais agréable, qui transmet immédiatement une sensation de cocon, de protection. Emilie elle-même a cette capacité d’inspirer à l’autre la confiance. Douce et en même temps pragmatique, directe, bien ancrée dans la réalité, j’imagine que pour les femmes en souffrance qu’elle reçoit dans son bureau, elle est le type de personne avec qui la discussion s’engage facilement, face à qui il est plus simple de s’ouvrir.
Je me dirige spontanément vers un des deux fauteuils. Elle me dit avec une pointe d’amusement qui dissimule à peine une légère anxiété qu’habituellement c’est elle qui s’assoit là pour écouter la personne qu’elle reçoit en entretien. Les rôles se sont inversés : aujourd’hui, c’est moi qui vais l’écouter. Ce n’était pas fait exprès mais ça tombe bien. Emilie me confie être un peu stressée, elle n’a pas l’habitude de parler d’elle et de ses ressentis. Je souris. Je sais que les personnes qui craignent le plus de prendre la parole sont souvent celles qui ont le plus à dire. Une fois en confiance, les langues se délient vite. J’imagine que ma collègue thérapeute a déjà remarqué cela en entretien.
Aider les survivantes à remettre le monde à l’endroit
Emilie est titulaire d’un bachelier en psychologie et s’est formée successivement à la spécificité du trauma. Son approche est influencée entre autres par la psycho-éducation qu’elle applique aux mécanismes propres à la violence conjugale et à ses impacts. Avec les femmes dont elle assure le suivi, elle entreprend un travail de reconstruction. Ces femmes ont vécu l’impensable. Le travail d’Emilie est, comme elle me le dit si joliment en empruntant la formule à Muriel Salmona, de les aider à « remettre le monde à l’endroit ». La thérapeute est souvent la première personne qui comprend, enfin, ce que ressentent ces femmes qui ont longtemps dû se taire ou ont parfois assumé des comportements qui ont pu entrainer le jugement et l’incompréhension des proches (le fameux « mais pourquoi n’est-elle pas partie ? » ou encore « c’est qu’elle n’était pas si mal si elle s’est remise avec lui ! »). Emilie aide les femmes à comprendre ce qu’elles ont vécu, elle leur explique les mécanismes du trauma et les conséquences de celui-ci sur leur vie.
Une journée-type, pour Emilie, est ponctuée par les rendez-vous qu’elle fixe aux femmes hébergées et aux anciennes hébergées. Elle veille néanmoins à mettre l’accent sur sa disponibilité en dehors des rendez-vous convenus, notamment en cas d’urgence. Ces rendez-vous, à la fréquence d’une fois par semaine durant les premières semaines d’hébergement, s’espacent avec le temps mais il est en effet aussi possible pour les dames de voir Emilie plus souvent si elles en ressentent le besoin parce qu’elles traversent une période particulièrement stressante ou parce qu’un événement est venu perturber leur quotidien (un coup de fil de l’avocat·e, Monsieur a tenté de reprendre contact, etc.).
Le suivi en post-hébergement est très important lui aussi car il s’agit souvent pour les femmes d’une période critique. En hébergement, elles sont constamment entourées et peuvent bénéficier d’un suivi à la demande, très régulier, vu qu’elles croisent Emilie quotidiennement. L’après refuge peut être source d’inquiétudes pour certaines : lorsqu’elles étaient sous emprise, le partenaire violent les a doucement et pernicieusement amenées à penser qu’elles étaient incapables de se débrouiller seules. Cette conviction erronée est présente chez beaucoup de femmes victimes de violences conjugales, elle est typique du processus de domination mis en œuvre par leur conjoint.
Aussi, le fait de retrouver certains gestes banals du quotidien – confiés à des membres de l’équipe durant la période d’hébergement – peut réactiver certaines choses : faire les courses, par exemple, peut rappeler de mauvais souvenirs, parce que Monsieur interdisait à Madame de faire du shopping ou se déchaînait sur elle quand elle dépensait trop d’argent à son goût… Pour dépasser ces angoisses et faire taire les fantômes du passé, il faut souvent beaucoup de temps. Le travail de reconstruction est long. Mais tout cela est normal et il est important que les survivantes soient conscientes qu’elles ne sont pas en train de régresser et qu’il ne s’agit en aucun cas d’un signe de faiblesse de leur part.
Une passeuse d’histoires
Entre son premier entretien en 2008 et celui qu’elle a eu ce matin avant de me recevoir, quatorze années se sont écoulées. Emilie me dit avoir beaucoup évolué. Elle a surtout beaucoup appris au contact des femmes. Chaque rencontre est pour elle unique et a contribué à rendre plus forte, jour après jour, la professionnelle qu’elle est. Elle se voit comme une « passeuse d’histoires » dans le sens où tout ce qu’elle a entendu, tout ce qu’elle a recueilli en entretien, elle peut le rapporter, en l’anonymisant, aux femmes qui viennent la voir dans son bureau-cocon. Pour ces dernières, il est important de prendre conscience qu’elles ne sont pas seules à avoir vécu des situations aussi terribles. Cela les aide énormément.
Je demande à Emilie de me parler de ces femmes qu’elle a vu défiler pendant ces quatorze années, ces femmes qui lui ont confié leurs secrets, qui se sont ouvertes à elle – assez facilement d’ailleurs, elle m’avoue. Si la démarche peut faire peur, le soulagement de pouvoir enfin parler à quelqu’un qui les comprend est bien trop important et fait rapidement tomber les réserves.
Quand Emilie commence à me raconter, malgré ses appréhensions du début, elle prend le gouvernail et elle m’emmène avec elle dans un voyage à la rencontre de ces dizaines, ces centaines de femmes. Derrière ses mots, il y a de la révolte, de la colère contre l’injustice, les humiliations et évidemment la violence qui se sont abattues sur ces femmes. Même après quatorze ans, on ne s’habitue pas à de tels récits.
Elle se souvient de son premier entretien : Monsieur interdisait à Madame d’aller consoler leur enfant. Emilie me dit : la violence conjugale peut détruire le cadre familial dans son entièreté.
Pour elle qui est maman d’une petite fille, les récits des mères ont inévitablement un écho particulier. Elle m’explique que beaucoup de femmes acceptent mal les difficultés qu’elles traversent en tant que mères, dans leur rôle de mère et dans leur rapport à leurs enfants. En couple avec le conjoint violent, elles n’ont pas pu être la mère qu’elles auraient voulu être. Beaucoup d’entre elles n’arrivent pas à se le pardonner. Emilie leur rappelle alors que la priorité était à ce moment-là de se protéger et de protéger les enfants. Elle s’emploie à les déculpabiliser, à renverser la vapeur.
Emilie me parle des femmes qui présentent des symptômes post-traumatiques et particulièrement de celles, nombreuses parmi elles, qui ont préalablement vécu des traumatismes dans leur enfance. Elles sont en proie aux cauchemars, elles revivent les scènes de violences à l’infini. Pour ces femmes, Monsieur est toujours là : dans leurs rêves, dans le moindre bruit qui les fera sursauter. Ces femmes ne sont jamais en paix. Avec elles, le travail thérapeutique est fondamental car il est possible d’apprendre à contrôler ses symptômes, à défaut de les faire disparaitre totalement.
Aussi, la situation des femmes étrangères la touche beaucoup. Parmi celles-ci, Emilie a connu des femmes qui, au contraire de beaucoup de migrant·es, n’ont pas quitté leur pays parce qu’elles y étaient malheureuses, parce qu’il y avait la guerre, parce que les conditions économiques y étaient désastreuses. Certaines femmes étaient heureuses dans leur pays, mais elles ont fait la mauvaise rencontre. Par amour, elles quittent alors tout pour suivre un homme qui, une fois en Belgique, s’avère violent. Mais c’est trop tard, elles sont coincées et ne peuvent plus faire marche arrière. Ces femmes, en plus d’être violentées et de se retrouver complètement isolées, à des milliers de kilomètres de leurs proches, sont bien souvent victimes de violences institutionnelles. Emilie m’informe d’une absurdité du système : des femmes séparées d’un mari violent, pour pouvoir aller rendre visite à leur famille dans leur pays d’origine avec leurs enfants, doivent obtenir l’autorisation de Monsieur. C’est ainsi que certaines ont des enfants qui n’ont jamais eu la possibilité de rencontrer leurs grands-parents…
La crise économique et la crise sanitaire ont eu des conséquences importantes sur les femmes victimes de violences conjugales. Parmi les ex-hébergées, elles sont de plus en plus nombreuses à demander des colis alimentaires. Avec le premier confinement, les ex-hébergées n’ont plus pu accéder au refuge comme elles avaient l’habitude de le faire auparavant. Cette interdiction qui est aujourd’hui levée a profondément modifié les habitudes des « anciennes » et a renforcé leur isolement.
Quatorze années à l’écoute des femmes
Je sens que le voyage dans lequel m’a embarqué Emilie à travers les histoires des nombreuses femmes qui ont occupé le fauteuil dans lequel elle est aujourd’hui assise touche à sa fin. Tout doucement, nous revenons à elle, à sa propre histoire, en tant que thérapeute qui a grandi professionnellement et humainement dans ce petit bureau.
Solidarité Femmes a été pour Emilie son premier et son unique employeur. Elle a participé à quelques entretiens d’embauche, mais à chaque fois quelque chose en elle la retenait, elle ne se sentait pas à sa place. A la lecture de l’offre d’emploi rédigée par Solidarité Femmes, elle s’est dit que ce job était pour elle. En entretien devant la directrice Josiane Coruzzi, il y a quatorze ans, pour la première fois, elle ne s’excusait plus d’être là. Les années ont passé mais la passion est restée la même : Emilie aime son métier. Elle ne s’imaginerait pas ailleurs qu’au refuge. Et elle éprouve pour les femmes qu’elle reçoit dans son petit bureau une admiration mêlée de gratitude.
« Souvent, les femmes nous disent merci, mais moi j’aimerais qu’elles puissent se voir telles qu’elles sont : des guerrières. Ce qu’elles ont réussi à faire, c’est grâce à elles surtout. »
Emilie me le répète, elle aurait pu suivre toutes les formations du monde : ce sont les femmes elles-mêmes qui lui ont le plus appris.
Comme à mon habitude, je questionne Emilie sur son féminisme. « Tout le monde devrait être féministe ! », s’exclame-t-elle. On entend souvent des personnes qui s’en défendent presque : « féministe, moi ? je n’irais pas jusque-là… » Le féminisme, ce n’est pourtant rien d’autre que la revendication d’une égalité réelle entre les femmes et les hommes. Bien sûr, ça implique tout un tas de choses et ça entraine des questionnements : pourquoi en tant que femme, je devrais subir certaines injustices dont sont épargnés les hommes ? Le fait de devenir mère d’une petite fille a eu un impact important sur sa vision des choses. Elle a remarqué qu’il y a, dans sa vie et dans sa réflexion, un avant et un après. Emilie me dit : « Je pense à ma fille et je voudrais qu’elle grandisse dans un monde où être femme n’est pas un problème. »
Travailler sur les représentations pour prévenir les injustices et faire cesser les violences
Que faire pour donner à nos filles un futur plus égalitaire et moins violent à leur encontre ? La sensibilisation est plus que jamais nécessaire, insiste-t-elle. Sur les réseaux sociaux, beaucoup d’hommes, à la moindre occasion, se revendiquent comme victimes au même titre que les femmes – comme s’il était encore à prouver que les violences conjugales sont des violences de genre qui touchent dans une majorité écrasante les femmes. Il faudrait aussi travailler sur la représentation de la victime, qui est bien trop souvent stéréotypée : trop de gens – professionnel·les comme simples citoyen·nes – pensent à tort qu’une victime ne peut pas se défendre. Dès lors, dès qu’une victime de violences ose réagir, bien trop souvent on délégitimise sa parole et son vécu et on inverse les responsabilités. Quand on y pense bien, la société est toujours prompte à juger les victimes et ne leur laisse aucune chance : quand elles ne réagissent pas, on les accuse de passivité et on met en doute leur parole ; quand elles réagissent, il arrive trop souvent qu’on prenne d’abord soin de Monsieur et qu’on tente encore de décrédibiliser Madame.
Emilie estime qu’il faut impérativement travailler sur toutes ces représentations avec les jeunes. Elle me dit qu’il est également absolument nécessaire de continuer à sensibiliser les policiers et les policières et de travailler avec elles et eux sur le concept de victimisation secondaire … et en finir une bonne fois pour toutes avec le racisme conscient ou inconscient, mais quoi qu’il en soit encore bien trop souvent présent dans les commissariats.
Bref, nous avons du pain sur la planche. Mais l’enjeu est bien trop précieux : il s’agit de l’avenir des petites filles d’aujourd’hui… qui seront les femmes de demain.
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