Carte blanche sur les suicides résultant de violences conjugales

A l’occasion de la Journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes, le Collectif contre les Violences Familiales et l’Exclusion, le Mouvement pour l’égalité entre les femmes et les hommes et Solidarité Femmes ont diffusé, sur les pages du journal Le Soir, cette carte blanche, dont nous avons reproduit le texte ci-dessous, avec la liste des signataires.

Les violences conjugales peuvent aboutir au suicide ou à une tentative de suicide de la victime. Cette réalité est malheureusement rarement évoquée et les chiffres relatifs à ces suicides ainsi qu’aux tentatives de suicide dans un contexte de violences conjugales sont largement sous-estimés.



Cent quarante-neuf. C’est le nombre de personnes qui ont appelé la ligne Ecoute Violences Conjugales depuis mars 2022 pour y exprimer des pensées, idées, scénarios suicidaires, ou faire part de tentatives de suicide. Pour l’une des appelantes, la descente aux enfers s’est faite en quelques mois à peine. Le dénigrement constant et l’humiliation quotidienne dont elle était l’objet avaient tellement détruit l’estime qu’elle portait à elle-même qu’elle ne voyait plus d’autre issue que la mort pour soulager sa souffrance. Contrairement à une représentation stéréotypée des violences conjugales largement répandue – celle de l’œil au beurre noir –, ce ne sont pas les coups qui l’ont tuée à petit feu, mais les insultes, la dévalorisation, le chantage, les interdictions, la surveillance, les menaces, l’isolement, bref les violences psychologiques. Dans d’autres cas, ce sont (aussi) des violences physiques ou encore sexuelles qui ont conduit les personnes victimes (le plus souvent des femmes) à un tel désespoir.

On pourrait objecter que certaines personnes sont plus exposées que d’autres aux facteurs de risques identifiés par le Centre de prévention du suicide – à savoir les risques psychosociaux (tels que des troubles mentaux), environnementaux (comme la perte de son travail) ou socioculturels (le manque de soutien social, par exemple) – et risquent donc davantage de sombrer dans des idées ou des actes suicidaires.

Un contexte bien défini

Les violences conjugales seraient alors la goutte qui fait déborder le vase, sans pour autant qu’il soit juste que l’auteur endosse à lui seul la responsabilité du suicide. Un partenaire violent ne saurait en effet être tenu responsable des épreuves douloureuses (la perte d’un être cher, des violences vécues dans l’enfance…) qui ont jalonné la vie de sa conjointe, a fortiori quand celles-ci datent d’avant leur rencontre. C’est vrai, dans une juste mesure. Mais ce qu’il faut garder à l’esprit, c’est le contexte à la fois d’intimité et d’emprise dans lequel évoluent les protagonistes. Intimité, parce qu’à défaut d’en être (nécessairement) responsable, l’auteur connaît, généralement, les fragilités de la victime. Emprise, parce que non seulement il en a connaissance, mais il s’en nourrit pour mieux asseoir sa domination. Ainsi, des épreuves douloureuses vécues antérieurement et ayant fait l’objet de confidence – une fausse couche, par exemple – sont utilisées comme arme pour mieux appuyer là où ça fait mal : « Même la nature sait que tu ne serais pas une bonne mère ». Tout événement ayant contribué à fragiliser la personne sera utilisé par l’(ex)-conjoint violent pour mieux asseoir sa domination et porter atteinte à l’intégrité psychique de la victime. À noter, toutefois, que les femmes victimes de violences conjugales qui mettent fin à leur vie ou tentent de le faire n’ont pas toutes des parcours de vie antérieurs à leur relation de couple qui les auraient fragilisées.

Analyser au cas par cas

Ce qu’il faut surtout retenir, c’est que bien souvent, l’auteur de violences conjugales agit directement et intentionnellement sur les facteurs de risque de suicide précités, quand ses violences provoquent chez sa cible des troubles mentaux (allant parfois jusqu’à l’internement en psychiatrie, qui permet à l’auteur de la faire passer pour folle), quand il la contraint à quitter son travail ou sape sa réputation professionnelle pour mieux la contrôler, ou quand il l’isole de son entourage pour la rendre d’autant plus dépendante et renforcer son emprise. En d’autres termes, les violences conjugales en elles-mêmes agissent nécessairement sur certains facteurs de risques. Reste à évaluer, au cas par cas, la responsabilité de l’auteur de violences, en l’occurrence conjugales, dans le suicide ou la tentative de suicide faisant suite aux faits de violences et, si le lien de causalité est établi, à réévaluer la peine requise en conséquence (une proposition de loi des « Engagés » propose à ce sujet un doublement des peines minimales prévues pour le harcèlement moral quand il mène à un suicide – quid de la tentative de suicide, d’ailleurs plus fréquente chez les femmes selon Sciensano ?). On pourrait également examiner la possibilité d’imposer, dans certains cas, un accompagnement par des services spécialisés à destination des auteurs afin d’éviter la récidive.

Dans le code pénal français depuis 2020

Si le « suicide forcé », tel qu’il est nommé en France depuis son entrée en 2020 dans le Code pénal, est un phénomène difficile à quantifier, des études réalisées au Royaume-Uni et en France estiment que le taux de suicides de femmes imputables aux violences conjugales avoisine les 12,5 %. Dans le cadre du Grenelle des violences conjugales en France, la coopérative d’expert·es indépendant·es Psytel a estimé qu’en 2018, 217 femmes se seraient suicidées en raison des violences conjugales subies. Un chiffre qui excède largement les 121 féminicides recensés cette année-là. Et en Belgique ? L’asbl Mouvement pour l’égalité entre les Femmes et les Hommes (MEFH) et Psytel estiment que pour 43 féminicides recensés, on compterait 52 suicides forcés. On voit à quel point le recensement des féminicides indirects (et donc notamment des suicides) a son importance pour que les chiffres objectivant le caractère létal des violences conjugales (et plus globalement des violences faites aux femmes et aux minorités de genre) collent au plus près de la réalité et cessent d’être sous-estimés.

Tenir compte des tentatives de suicide aussi

Le bémol réside à ce stade dans l’absence des tentatives de suicide dans les communications autour du projet de loi, ce qui est problématique quand celui-ci a notamment pour objectif la prévention des féminicides. Si le texte mentionne manifestement les tentatives de féminicide intime ou non intime ou d’homicide fondé sur le genre, il semble passer sous silence les tentatives de suicide. Il serait certes paradoxal de parler de « tentative de féminicide indirect », mais le texte devrait impérativement intégrer la problématique de tentative de suicide, particulièrement en matière d’outils d’évaluation et de gestion des risques.

Une mise en garde s’impose, enfin, par rapport à un éventuel amalgame entre deux réalités très éloignées l’une de l’autre. Le chantage au suicide (« si tu me quittes, je me tue ») fait partie des stratégies utilisées par les auteurs de violences conjugales pour garder leur conjointe sous leur coupe. Parfois, notamment après avoir commis un féminicide, l’auteur met lui-même fin à ses jours. Si chaque perte de vie humaine est dramatique, en aucun cas une symétrie ne peut être établie entre le suicide d’une victime et le suicide de l’auteur de violences, acte désespéré commis le plus souvent après le départ de la victime parce que l’affaiblissement ou la disparition de son emprise sur elle lui est insupportable. Dans un cas, le suicide a lieu parce que la personne ne sait plus comment échapper aux violences ; dans l’autre, le suicide a lieu parce que la perte de contrôle sur l’autre (et le sentiment tant redouté d’abandon qui y est associé) est vécue comme une souffrance. Cette distinction fondamentale devrait alors figurer au programme de la formation des magistrat·es et de la police, afin qu’un dispositif légal censé mieux protéger les victimes ne puisse se retourner contre elles.

*Signataires :

Le Collectif contre les violences familiales et l’exclusion,

Solidarité Femmes La Louvière et,

Le Mouvement pour l’égalité entre les femmes et les hommes.

ACRF – Femmes en milieu rural ASBL

Amnesty International Belgique-section francophone

AWSA-Be Arab Women’s Solidarity Association – Belgium

Barricade

Brise le silence

Caravane Pour la Paix et la Solidarité

Casa legal

Centre Féminin d’Éducation Permanente

Centre Louise Michel

Centre Yvoir « Pierre Bleue » – Croix Rouge

Cercle Fe-Male de Saint-Louis

CERE (Centre d’Expertise et de Ressources pour l’Enfance)

Collectif des femmes de Louvain-la-Neuve

Collectif OXO

Conseil des Femmes Francophones de Belgique

Corps écrits

Elles sans frontières ASBL

FCPC (Fédération des Centres de Planning familial et de de Consultations)

Fédération des Centres Pluralistes de Planning Familial

Fédération des maisons d’accueil et des services d’aide aux sans-abri

Fédération Laïque de Centres de Planning Familial

Femmes et santé

FILE (fédération des initiatives locales pour l’enfance)

Fondation Anne-Marie Lizin

Gaffi

Garance

JUMP

Kupperberg Deborah, militante féministe

L’Ilot

La Clairière (maison d’accueil)

La Maison Rue Verte

La Rosée (refuge)

La Traille

La voix des femmes

Le « 37 », Centre de Planning Familial

Le Déclic

Le Monde selon les femmes

Les Mères Veilleuses ASBL

Maison d’accueil des Sans Logis (femmes et enfants)

Maison Marie-Louise (maison d’accueil et association de promotion du logement)

Maison Maternelle Fernand Philippe

Maison maternelle Paul Henricot

Maison Plurielle

Observatoire féministe des violences faites aux femmes

Paye ton tournage

Plateforme citoyenne pour une naissance respectée

Plateforme Femmes PluriElles

Pôles des ressources spécialisées en violences conjugales

Praxis

Sofélia – La Fédé militante des Centres de Planning familial solidaires

Soralia

Synergie Wallonie pour l’égalité entre les femmes et les hommes

Université des femmes

Voix de Femmes