Le témoignage de Christine

« Tu es un avion collé au tarmac, on ne peut plus rien pour toi. »

… C’est ce que Damien* disait à cette grande voyageuse.

Christine, enseignante retraitée, divorcée, 63 ans à l’époque des faits, a vécu pendant six ans avec Damien, médecin veuf. Leur relation, pendant ces six années, semble normale, aucune dispute ne vient jamais assombrir le tableau de leur harmonie apparente. Pourtant Damien, dès le début, acquiert une emprise, principalement économique, sur Christine, qui va très rapidement lui donner accès à ses comptes. Et autant il s’immisce dans les dépenses personnelles de Christine, autant il est flou et fuyant quant à ses propres dépenses, allant jusqu’à vendre sa maison et acquérir un appartement sans en toucher un mot à sa compagne. A propos de transactions immobilières, dès les premiers mois de leur relation, il va la pousser à acheter un nouveau bien dans la précipitation, plus tard il l’incitera à vendre une villa que sa maman lui avait offerte, alors que Christine voulait la mettre en location. Elle n’a plus vraiment voix au chapitre, d’ailleurs quand ils achèteront un bien ensemble, c’est toujours lui qui guidera les opérations sans tenir compte de l’avis de Christine. Leur rapport n’est pas du tout égalitaire. Damien prend seul toutes les décisions importantes, s’arrange toujours pour mettre Christine devant le fait accompli. Elle le lui fait remarquer mais ça ne change rien. Le mariage est un autre exemple : il annonce leur prochaine union à ses enfants devant Christine, avant d’avoir pris quelque décision que ce soit avec la première concernée. Au moment du mariage, d’ailleurs, il va encourager Christine à rédiger un testament en sa faveur à lui et en celle de ses propres enfants. Damien isole très vite Christine de ses proches et de son réseau social : celui-ci, bien vivant au moment où elle rencontre Damien, se réduit très vite à peau de chagrin après quelques semaines de relation. Christine n’est plus que l’épouse de Damien, « la femme du docteur », son monde à elle est progressivement éclipsé par son monde à lui…

Mais elle ne se rend pas vraiment compte que quelque chose ne tourne pas rond, du moins pas tout de suite. Certes, Christine le trouve un peu soupe au lait, mais on a tous et toutes des défauts, pas vrai ? Neuf mois avant leur séparation, suite au décès de sa maman, elle perçoit néanmoins les premiers signaux que quelque chose n’est pas normal dans son couple. Elle commence à entrevoir le déséquilibre qui caractérise leur relation. Son corps lui-même semble tirer la sonnette d’alarme : elle ressent une impression de coup de vieux, ses amies de l’acqua-gym s’inquiètent de son soudain manque d’énergie…

Et puis un été, du jour au lendemain, le comportement de Damien change du tout au tout : imprévisible, incohérent, froid, menaçant et violent à son égard.

« Le 14 juillet, c’est le jour où ma vie a basculé… »

Les dernières semaines de leur relation se transforment dès lors en calvaire pour Christine. Une nuit au cours de laquelle elle est agressée sexuellement, insultée et humiliée par Damien (il la filme en sous-vêtements, la menaçant de diffuser ces images où, selon ses dires, « elle a l’air folle »), Christine se rend compte qu’elle est en train de vivre ce que dénonce le spot télévisé sur les violences conjugales et elle appelle le 101. La police interviendra cette nuit-là, un agent conseillera à Christine de divorcer au plus vite et de consulter un·e avocat·e. La séparation sera immédiate. Dès le lendemain de cette nuit qui restera à jamais gravée dans sa mémoire, Christine et Damien auront leurs domiciles séparés. Il tentera à de nombreuses reprises de la récupérer, mais Christine tient bon. Elle ne cédera jamais.

Une particularité de l’histoire de Christine est qu’elle est alors une « femme de médecin ». Ce détail déconstruit immédiatement les clichés encore très répandus selon lesquels la violence conjugale est un fléau qui ne toucherait que les milieux sociaux populaires, voire carrément défavorisés. Les violences conjugales, on ne se lassera jamais de le répéter, concernent tous les milieux, tous les profils, toutes les tranches d’âge.

Aussi, le statut de l’ex-conjoint de Christine va complexifier toute la phase de dénonciation des violences aux autorités compétentes. Christine sent que la fonction sociale de son ex-conjoint, qui jouit d’un certain prestige, inspire le respect et la crédibilité ; elle le vit parfois comme un obstacle, au moment de porter plainte et de dénoncer les violences, comme si certains de ses interlocuteurs avaient tendance à remettre en question sa parole face à l’autorité de celle « du docteur ».

Enfin, son ex-conjoint, du fait de sa profession, va se rendre coupable de violences bien particulières : il va abuser de son autorité médicale face à Christine en lui attribuant toutes sortes de maladies psychiatriques – accentuant de ce fait les violences psychologiques autour d’elle –, il va lui répéter, en boucle : « Il faut te médicamenter ». Et c’est d’ailleurs ce qu’il fera probablement, à l’insu de Christine, en administrant des anxiolytiques dans son verre en cachette, en la droguant littéralement. Elle le suspecte depuis qu’elle a retrouvé des boites vides de benzodiazépines cachées dans un tiroir et fait le lien a posteriori entre les symptômes ressentis après la prise – volontaire cette fois – d’un anxiolytique un jour d’audience au tribunal plusieurs mois après la séparation et les étranges sensations ressenties à plusieurs reprises lors des dernières semaines passées avec Damien. Elle se demande même maintenant si les coups de fatigue suspects dont elle était sujette de temps en temps au cours des six derniers mois ne seraient pas le fait d’une administration abusive de tranquillisants à son insu… Pourquoi Damien, au cours des derniers mois, insistait-il tant à certains moments pour prendre le volant alors que, durant cinq ans, c’est toujours elle qui conduisait la voiture ? Comment expliquer cette espèce de torpeur dans laquelle elle se sentait plongée et qui l’a quittée dès le moment où elle a quitté son conjoint ?

Ce soir de fin août, quand la police est intervenue, un agent s’informa auprès de Christine de l’éventuelle consommation de drogues et d’alcool au sein du couple. Sur le moment évidemment Christine était loin de s’imaginer avoir pu être droguée. A posteriori, et les récentes dénonciations relatives à la drogue du viol dans les bars bruxellois ne peuvent que renforcer cette position, elle estime que des examens du sang, de l’urine et des cheveux devraient être imposés en cas d’intervention de la police suite à des faits de violences entre partenaires ou des faits de violences envers les femmes, de manière plus générale.

A la fin de leur relation comme après la séparation, Damien tentera d’utiliser son autorité de médecin pour discréditer Christine face aux autres, disant d’elle qu’elle est malade, qu’elle doit être soignée. A la thérapeute de couple qu’ils iront consulter, il sort la même rengaine : « ma femme est folle, elle doit être soignée. » La professionnelle ne sera pas dupe et poursuivra les consultations de manière individuelle avec Christine, lui garantissant un soutien psychologique non négligeable pour affronter les premiers mois suivant la séparation.

Il me dit : « Tu aimes voyager. » 

Moi : « Bien oui, ce n’est pas un secret, j’ai toujours beaucoup voyagé. »

Lui : « J’ai annulé nos vacances en Grèce et aussi la Jordanie. »

Damien, à la fin de sa relation avec Christine et encore après la séparation, déploie toute la panoplie des violences psychologiques possibles et imaginables. En plus de tenter de la déstabiliser en lui diagnostiquant toute une série de troubles, il est avec elle d’humeur changeante, ses réactions sont imprévisibles. Sans que Christine comprenne pourquoi, il se met à l’insulter, à la dénigrer, y compris devant d’autres personnes, ce qui rend la situation d’autant plus humiliante. Il manipule l’entourage. Après la séparation, il cherchera même à entrer en contact avec le premier mari de Christine, pour se liguer contre elle, mais son geste n’obtiendra pas les résultats escomptés.

Une nuit, il la déchargera devant un hôtel, sans préavis, et sans ses effets personnels. Elle ne comprend pas ce qui lui arrive, elle pleure.

Une autre nuit, il lui refusera l’accès au lit conjugal, l’intimant de dormir par terre.

Elle réagit, Christine, à ce déferlement de violences, aux accusations qu’elle juge insensées. Elle répond Damien, le met face à ses contradictions. Elle va même avoir le réflexe d’appeler son notaire pour modifier son testament. Mais la violence psychologique est insidieuse, et cause des dégâts importants chez celleux qui en sont victimes, y compris chez les personnes fortes et lucides.

La famille de Damien est présente de manière disproportionnée à l’intérieur du récit de Christine. Cette famille se partage entre d’une part deux belles-filles qui cherchent la conciliation, qui parfois prennent directement la défense de Christine et d’autre part une troisième belle-fille qui semble coalisée avec son père contre elle et participe aux violences psychologiques en l’insultant et en la dénigrant régulièrement. Damien a aussi des petits-enfants. Il instrumentalisera d’ailleurs le lien affectif unissant Christine à ces derniers pour lui intimer de se remettre en couple avec lui. Ce type de chantage affectif constitue une énième violence.

Damien se rendra également coupable de violences sexuelles à l’encontre de Christine.

« Tu es ma femme et je fais ce que je veux de toi »

  Je me sentais comme un objet et je ne comprenais pas ce qu’il venait de m’arriver, je n’avais jamais vu mon mari dans cet état.

Damien va tenter d’user de sa force physique pour la contraindre. C’est peut-être la goutte qui fera déborder le vase, l’ultime violence qui la poussera à former le 101.

Dans son histoire douloureuse, Christine a néanmoins eu une chance inestimable : celle de ne pas avoir été complétement isolée, celle d’avoir eu toujours à ses côtés la présence bienveillante d’une personne de confiance qui a su l’écouter et être là pour elle aux moments opportuns : son amie Laurence. Laurence l’aide à garder la tête hors de l’eau. Elle est là quand Christine se retrouve abandonnée à l’hôtel. Elle est là après la séparation, au cours de cette période si délicate, où il est si facile de faire un pas en arrière et de retomber sous l’emprise de son bourreau. La maison de Laurence est un refuge pour Christine, sa présence au bout du fil dans les moments difficiles est une bouée de sauvetage.

L’histoire de Christine est aussi une histoire de sororité. Le lien avec son amie est crucial dans son sauvetage. Plusieurs femmes seront citées dans son récit : une des belles-filles qui la prend dans ses bras, la professionnelle du service d’aide aux victimes de la police qui va l’écouter et respecter sa parole au contraire de certain·es de ses collègues… Singulièrement, une autre femme va marquer son parcours de survivante : la nouvelle compagne de Damien, rencontrée par ce dernier quelques mois après sa séparation avec Christine, alors qu’il tente encore de la reconquérir. Fabienne* ressemble un peu à Christine. Après une audience au Tribunal au cours de laquelle Damien avait été cité à comparaitre, elle a été heurtée par les paroles de celui-ci au sujet de son ex-femme : « Elle était superbe dans son tailleur. J’aurai sa peau, tant physique que financière. » Ces propos la choquent, elle se pose des questions sur Damien. Elle entreprend de chercher Christine, elle trouve son numéro. Peu de temps après, elle l’appelle. Damien a mis un terme à leur histoire. Après seulement trois semaines de relation, il lui a demandé de vendre son appartement pour acheter un bien immobilier avec lui. Comme elle a refusé, il l’a quittée. Le jour même, il entreprendra une nouvelle relation avec une autre dame, une nouvelle proie.

Christine a porté plainte contre Damien pour violences conjugales, mais malheureusement son dossier a été classé sans suite. L’impunité dont jouissent trop souvent les auteurs de violences conjugales lui laisse en bouche un goût amer. Quand on n’a pas de bleus, me dit Christine, c’est le parcours du combattant (ou de la combattante !) pour être reconnue comme victime. Pourtant la criminologue du service d’aide aux victimes de la police lui avait dit : « On avait peur pour vous. On ne vous donnait pas quinze jours si vous l’aviez repris une seule fois. Il faut trois mortes au pied de l’escalier pour que le procureur bouge. » Cette phrase lui avait fait l’effet d’un électrochoc.

Durant le premier confinement, un peu plus de six mois après la séparation, même si Christine, dans sa nouvelle maison, avait enfin retrouvé le sentiment de sécurité, elle a eu, comme on dit, un coup de mou, « un jour sans ». Sa psychologue n’était pas joignable. Elle a appelé le 0800 30 030. A partir de cet appel, elle a été mise en contact avec Solidarité Femmes. Elle me dit qu’elle n’imaginait pas trouver un soutien si important à sa reconstruction alors qu’elle n’a pas été victime de violences physiques. Pourtant, me dit-elle, les violences psychologiques mènent beaucoup de femmes au mieux sous administration de biens, au pire au suicide. Combien de féminicides comme conséquences fatales de ces violences psychologiques échappent aux statistiques ?

Christine se reconstruit doucement. Petit à petit, elle range derrière elle son histoire avec Damien. Elle a même fait ses premiers pas sur scène ! Elle s’estime chanceuse, en fin de compte.

Elle a recommencé à peindre aussi, renouant avec une ancienne passion.

Elle a retrouvé une vie sociale encore plus riche qu’avant.

Être entourée de personnes bienveillantes, c’est précieux : elle se sent tellement reconnaissante envers ses proches, amis et amies, collègues, anciennes étudiantes, qui lui ont manifesté leur soutien. Envers Laurence, surtout. Laurence : son ange gardien.

Elle aide maintenant d’autres femmes à s’en sortir.

Enfin, elle a recommencé à voyager. Elle envisage de découvrir prochainement les aurores boréales.

Christine n’est plus un avion collé au tarmac. Elle vole très haut déjà. De plus en plus haut. Et surtout de plus en plus loin de Damien et de son emprise.

* Prénoms d’emprunt

Illustration de Christine