Le soir où j’ai poussé la porte du refuge

J’ai commencé à travailler pour Solidarité Femmes durant le premier automne de la pandémie. Je me trouvais bloquée à l’étranger. C’est plus de six mois après la signature de mon contrat que j’ai enfin franchi le seuil de la maison d’accueil, que j’ai rencontré mes collègues, que j’ai poussé la porte du bureau des éduc’s et que j’ai sonné à l’interphone du service ambulatoire…

Aussi, c’est au bout de six mois d’apprentissage théorique, de lectures d’articles, d’épluchages de rapports d’activités et de statistiques, que j’ai enfin pu mettre des visages – des regards au-dessus des masques surtout -, des voix, des présences – si étonnement fortes et ancrées dans un présent à reconquérir – sur cette abstraction que constituaient pour moi jusqu’alors lesdites « bénéficiaires de nos services ».

Mercredi 9 juin, 19h15. J’ai rendez-vous avec Melina à la maison d’accueil. Au refuge. Elle fait « la nuit ». Je vais lui tenir compagnie pour quelques heures. Melina me donne l’opportunité de découvrir le refuge à un moment particulier : les femmes hébergées sont à cette heure plus nombreuses que les travailleuses et travailleurs de Solidarité Femmes. La maison est toute à elles. Mais en nombre surtout sont les enfants. C’est eux qui retiennent l’attention dès qu’on passe la porte de la maison d’accueil – en journée aussi c’est pareil. Je slalome autour d’un bébé dans son trotteur pour rejoindre la cuisine (mais pour peu que je reste quelques secondes immobile, c’est le bébé-toupie qui entreprend de me dépasser par la droite). Je me sens comme un éléphant dans un magasin de porcelaine lorsqu’en entrant dans le salon avec mes gros sabots, je me rends compte que le petit N., 5 ans, est profondément endormi dans le canapé. Je suis envoutée par le sourire d’une petite fille aux cheveux bouclés… comme la mienne. A peine plus jeune que la mienne… Oui, la première chose qui marque, au refuge, ce sont les enfants.

Ce soir-là ils sont six ou sept. Ils ont entre quelques mois et 14 ans. Mais l’adolescente doit bien se sentir seule, entre les femmes adultes – dont sa mère – et les très jeunes enfants. Le plus âgé a tout juste 5 ans. Et dort sur le canapé.

La parentalité est un point central, au refuge, mais aussi dans le travail ambulatoire. Le lien mère-enfants a souvent été mis à l’épreuve. Le lien mère-enfants a parfois été abimé, très abimé. Parfois, il a été incroyablement préservé – contre vents et marées pourrait-on dire. Toujours, les enfants paient les pots cassés. C’est une des premières choses que j’ai découvertes dans mes lectures : les enfants ne sont jamais de simples témoins, les enfants sont toujours victimes collatérales. D’ailleurs Melina, en me donnant accès aux documents de travail de l’équipe éducative, me montre d’une part les rapports et dossiers concernant les femmes. D’autre part ceux concernant les enfants. Toutes et tous bénéficient d’un suivi personnalisé.

La soirée s’annonce calme. J’entreprends la visite des lieux. Dans les pièces de vie, je croise des dames hébergées. Certaines s’occupent des enfants – c’est bientôt l’heure du coucher. Une d’entre elles passe la serpillère (j’aperçois un tableau des charges – un incontournable de la vie en collectivité). Une autre se fait bouillir de l’eau dans la cuisine. Je découvre les parties communes et celles réservées au personnel. La visite se termine sur la zone de nuit : les sanitaires et les chambres dont certaines ont été rénovées avec brio par Cédric qui n’a pas hésité à se lancer dans du sur-mesure pour une atmosphère accueillante et un agencement optimal des lits (durant certaines périodes, deux femmes doivent partager le même espace et quand il s’agit de préserver l’intimité de deux étrangères dans quelques mètres carrés, la disposition du mobilier n’est pas anodine). Tout au fond : une chambre avec salle d’eau isolée des autres, pouvant accueillir une nouvelle arrivante en attente des résultats de son test PCR ou bien une femme hébergée positive au covid.

Enfin, un espace extérieur. Des jeux d’enfants. Un cendrier.

Ce soir-là, une des dames – appelons-la Carine – ne se sent pas bien, elle est troublée, à fleur de peau. On sent qu’elle bouillonne, qu’elle pourrait exploser. Elle veut parler à Melina. Elle accepte que j’assiste à leur discussion.

Qu’importe ici le motif de son inquiétude. Je vois une femme en détresse qui, en ce moment de sa vie, a grandement besoin d’un cadre autant que d’une rambarde à laquelle s’agripper. Elle sort sans arrêt de la maison d’accueil pour aller faire quelques pas dans le quartier, elle a besoin de sentir qu’elle a le droit de le faire et en même temps, elle vient systématiquement demander la permission de sortir à Melina. Pourtant les femmes hébergées, ici, sont libres. Il y a des horaires à respecter, certes, car la vie en collectivité doit comporter des règles (pas d’alcool dans la maison en est une autre) – et Carine n’est pas en train de les enfreindre. Mais sans doute a-t-elle eu trop souvent l’habitude de se soumettre à l’autre, de « demander la permission ». Les dames ici sont traitées comme des adultes autonomes et responsables : elles ont été pour beaucoup sous la tutelle d’un homme, ici elles vont au contraire réapprendre à tenir le volant, elles vont réapprendre à se faire confiance, à décider seules s’il leur convient de pousser sur l’accélérateur ou au contraire de donner un coup de frein.

Quand Carine semble se calmer, je découvre le très beau lien qui s’est créé entre elle et Melina. Un lien empreint de respect mutuel et de confiance. J’en parlerai plus tard avec Josiane, la directrice : au sein de la maison d’accueil, ces notions sont fondamentales. Respect et confiance. Quand l’un ou l’autre vient à manquer, l’hébergement au sein de la maison d’accueil n’est plus possible.

Je m’attarde sur Carine mais elle n’est bien sûr pas représentative de l’ensemble des femmes hébergées. Leurs profils sont variés, comme leurs âges, comme leurs origines. Comme leur capacité d’adaptation au groupe. Comme leurs histoires finalement. Toutes différentes. Mais unies par un seul et même critère : un homme, leur homme, les a mises en danger. La maison d’accueil pour elles constitue une bulle d’oxygène et un endroit où elles et leurs enfants peuvent enfin se sentir en sécurité. Elles y resteront quelques semaines ou quelques mois.

On ne le dira jamais assez : la violence conjugale peut se cacher partout. En tant que femmes nous sommes toutes des victimes potentielles. Ce constat est encore plus éclatant au sein du service ambulatoire. Au cours de mes quelques jours d’observation, je rencontrerai trois usagères de ces services. Toutes tellement différentes les unes des autres. Et tellement différentes de Carine. Dans les statistiques des personnes bénéficiant d’un suivi thérapeutique cette année, il y a une toute jeune femme de 23 ans et une dame de 64 ans. Il y a des enseignantes, du personnel para-médical, des femmes au foyer. Quelques femmes issues de l’immigration. La violence conjugale est démocratique. Pas de distinction de classe.

Après ma soirée au refuge, j’y retournerai le surlendemain en journée. J’y découvrirai une ambiance toute différente. Les nombreuses travailleuses et les deux seuls travailleurs hommes s’activent de tous côtés. Je rencontre en arrivant Cédric qui épaule une ex-hébergée dans sa recherche immobilière. Dodo anime le groupe d’enfants. Sandrine est au tribunal ce matin – je n’ai pas compris si elle accompagne une personne actuellement hébergée, une ex-hébergée ou une usagère du service ambulatoire. Je croise Dylan, Linda, Fiona, Sevim, Vero… Pendant la pause midi, Rita donne à manger au bébé-toupie. La mère de l’enfant avait un rendez-vous administratif en dehors de la maison d’accueil. Josiane annonce l’arrivée de casques audio bluetooth pour les écoutantes de la ligne. Un autre aspect fondamental du travail de Solidarité Femmes : la cogestion de la ligne Ecoute Violences Conjugales avec le CVFE et Praxis. Depuis juin 2021, le temps d’écoute spécialisée a été augmenté et englobe désormais les weekends. La bascule vers Télé-Accueil ne s’opère maintenant plus qu’en soirée et la nuit. Tous les jours, de 8h à 20h, ce sont des professionnel·les spécialisé·es en violences conjugales qui sont au bout du fil. La plupart des travailleuses sont polyvalentes chez Solidarité Femmes. Elles jonglent entre la ligne et leurs différentes fonctions (animation des ateliers, consultations thérapeutiques, juridiques et sociales, recherche, gestion des affaires courantes…).

L’ambiance est plus calme au service ambulatoire, où je rencontre Graziella, Manon, Marie et Mimi. Le service ambulatoire est fréquenté par des femmes qui n’ont pas besoin d’un hébergement. Celles qui ont quitté le conjoint violent disposaient des ressources financières suffisantes pour pouvoir louer ou acheter un autre chez-soi. Ou bien elles disposaient d’un réseau relationnel et sont parties se réfugier chez des parents, des ami·es. Certaines n’ont pas eu besoin de partir, c’est le conjoint violent qui s’en est allé, leur laissant la maison. Quelques femmes en revanche sont hébergées dans d’autres structures d’accueil, mais non spécialisées en violences conjugales. Ces structures les orientent vers Solidarité Femmes, pour un suivi thérapeutique spécialisé notamment.

Avant de travailler pour Solidarité Femmes, j’étais loin de me rendre compte de la multiplicité et de la diversité des services proposés par l’asbl, mais aussi des profils professionnels qui y gravitent. Me rendais-je compte seulement vraiment de la diversité des profils des victimes et de celles qu’il convient réellement d’appeler des survivantes ? A travers le site, et plus exactement à travers le blog, le « carnet de bord », j’espère réussir à rendre compte aux lectrices et lecteurs de ce qu’est vraiment Solidarité Femmes, qui sont précisément ces belles personnes qui portent le projet à bout de bras et se relaient aux côtés des victimes et des survivantes, depuis maintenant plus de 40 ans. J’espère réussir à humaniser les statistiques. Rendre une voix et un nom – parfois d’emprunt quand il le faut, parfois le vrai quand elles le veulent – à ces femmes qui sont bien plus qu’une abstraction. A ces guerrières de l’ombre qui méritent la lumière. Et le respect. Et la confiance.

Parce que ça commence par là : quand une femme dénonce une situation de violences conjugales, ne mettez pas sa parole en doute. Respectez son rythme : quitter l’autre n’est pas facile. Et soyez là pour lui rappeler que la lumière brille au bout du tunnel. Faites-lui confiance, respectez-la et ne la laissez pas seule.

Elle y arrivera.

Amandine Mélan


Dessin de Massimo Pasca