Les formations d’autodéfense féministe avec Veronica Saldi

Jour 1, un dimanche

On est dimanche, j’ai endossé ma « tenue de combat » : un jegging, un tee-shirt ample et des bottes plates – pour me sentir à l’aise et pouvoir bouger sans entrave. J’emporte mon casse-croûte et un pain au chocolat pour Vero qui enchaine les formations en ce moment et n’a même pas pu faire la grasse matinée ce dimanche matin.

Pour écrire ce papier, j’ai choisi de troquer ma position d’observatrice externe pour me glisser dans le vif du sujet. J’ai donc ajouté mon nom au bas de la liste de ceux des participantes à la formation d’autodéfense féministe.

Nous sommes huit femmes. A part Anne* qui a 65 ans, nous avons toutes une trentaine d’années. Par des biais différents – la Belgique est petite -, je connais certaines de ces femmes. Je fais la connaissance des autres. Le temps d’attendre les retardataires, nous papotons un peu. On se découvre des points communs.

Avant de lancer un tour de table pour les présentations, Vero nous décrit dans les grandes lignes le contenu des deux journées qui nous attendent. La première se focalisera sur l’autodéfense physique, au cours de la deuxième nous aborderons l’autodéfense verbale. Elle s’arrête longuement sur trois règles fondamentales qu’elle nous demande de respecter. La première est liée à la sécurité : même si nous ne sommes pas là pour faire du kick-boxing, nous allons nous toucher, et il est primordial que nous soyons attentives les unes aux autres.

La deuxième règle découle de la première : comme nous devons être attentives aux autres, nous devons également être attentives à nous-mêmes. Et pas seulement d’un point de vue physique. L’autodéfense peut réveiller certaines douleurs et certains mauvais souvenirs, plus ou moins bien enfouis. Les exercices vont entrainer une invasion de nos bulles respectives, et cela peut être dérangeant. On fait donc très attention à soi, à son ressenti et ses émotions. On se respecte. On respecte ses limites. Et donc on n’hésite pas à faire un pas de côté, sortir prendre l’air, se griller une cigarette même si ce n’est pas bon pour les poumons. On ne force personne et on ne se force pas non plus.

La troisième règle risque de te frustrer un peu, cher·e lecteur·rice, mais c’est la confidentialité. Divulguer des techniques d’autodéfense à des agresseurs potentiels (c’est rarement écrit sur leur front), c’est vrai que ce n’est pas très malin. Et puis en plus, Vero nous prévient qu’on risque de devenir chiantes si on commence à faire les malignes avec nos techniques et nos nouvelles connaissances.

Après le tour de table, j’ai l’impression que je peux déjà aller me coucher. Huit interventions féminines, aussi brèves qu’elles aient pu être, pour nous rappeler à toutes combien ça peut être difficile d’être une femme. Pfiou, ça commence fort.

Nawel* plaisante en disant qu’elle n’a pas de limite physique :

« Après ce que j’ai vécu avec mon ex, vous pouvez taper partout. »

Les motivations des unes et des autres pour s’inscrire à la formation sont variées, les attentes aussi.

Il y a Carlotta* qui aime voyager seule, mais plus les années passent et plus elle a peur. Maïté* qui travaille dans un milieu très macho et a vraiment besoin d’être outillée contre leur sexisme structurel. Maïté qui nous fait part aussi de sa frustration à ne pas savoir comment réagir quand un rapport hiérarchique vient compliquer les choses, Maïté qui veut savoir répondre aux coups de griffe patriarcaux d’un employeur ou d’un médecin. Il y a Bénédicte* qui nous raconte s’être échappée il y a trois mois seulement de treize années de violences conjugales. Bénédicte qui a tellement besoin de retrouver confiance en elle et de s’armer contre de potentielles violences futures, elle qui en a tellement bavé dans son couple. Comme Nawel* qui plaisante en évoquant les coups passés mais nous dit quand même qu’elle sent que sa présence ici fait sens à l’intérieur du long processus de reconstruction dans lequel elle chemine depuis maintenant trois ans.

Nombreuses sont celles, parmi nous, qui veulent reconquérir un espace public que des hommes ont rendu hostile. Ne plus changer de trottoir.

Même si Vero nous prévient : la solution, parfois, c’est justement de changer de trottoir. Mais sans avoir honte, sans avoir peur, en tenant le danger potentiel à distance.

Nous commençons notre formation d’autodéfense avec un petit brain storming sur les violences, sur les agressions et sur les stratégies conseillées et déconseillées en réponse à celles-ci, en fonction du type d’agression. Face à une personne droguée ou exagérément alcoolisée, on n’argumente pas, c’est inutile. Le mieux c’est la fuite. La fuite, parlons-en, d’ailleurs. On ne fuit pas n’importe où. Face à un agresseur à l’intérieur des murs domestiques, on ne s’enfuit pas par la fenêtre pour se retrouver dans un champ de tournesols, au risque d’accroitre son isolement et sa vulnérabilité… Agressée, on ne répond pas par la provoc’ non plus. Pas parce qu’on est des gentilles filles bien élevées, mais parce que ça ne sert à rien, si ce n’est à alimenter la malveillance de l’agresseur.

Et à propos de gentilles filles bien élevées, Veronica nous enseignera cela : l’autodéfense féministe se basera en grande partie sur le fait de déjouer les attentes d’une société qui nous considère comme des êtres faibles et doux et vulnérables et… incapables de faire mal. Non, non, n’insistez pas, je ne vous en dirai pas plus ! Même si je serais très tentée de vous raconter comment cette vieille dame autrichienne a réussi à immobiliser son agresseur une nuit entière en appliquant une technique d’autodéfense que mes sept condisciples et moi-même avons apprise de manière très studieuse ce dimanche.

Après la théorie, on passe à la pratique.

Mais…

Nous terminons notre première journée assises en cercle, les yeux fermés, dans une légère trance hypnotique visant à nous aider à assimiler l’enchainement d’exercices appris pour répondre à une agression physique, quand toute autre solution pour y échapper est vouée à l’échec. Nous devrons y repenser souvent, à cet enchainement : il est simple mais plus nous l’intérioriserons, et plus son application résultera naturelle et spontanée en cas de besoin. Même si en fin de séance, je crois qu’on se sent toutes Wonder Woman, au fonds de nous on espère évidemment n’avoir jamais (plus) besoin de mettre l’enseignement en pratique.

Je pense que nous sommes toutes fatiguées aussi. Parce que c’est épuisant de parler de violences sexistes pendant toute une journée. Parce que ce n’est pas simple, et pour certaines c’est même très compliqué d’ouvrir sa bulle à d’autres femmes, même si c’est pour savoir mieux la défendre par après.

Jour 2, un samedi, le weekend suivant

Je retrouve le groupe : Anne*, Carlotta*, Maïté*, Chloé*, Elsa*, Bénédicte*.

Nawel* manque à l’appel. Je sais qu’elle traverse une période difficile. Pour l’autodéfense, il y aura d’autres occasions, pas de soucis. Quand on quitte un conjoint violent, malheureusement, on ne remonte pas la pente en un battement de cils. Il faut du temps, de la patience. A certains moments, c’est compliqué, très compliqué. Et c’est d’ailleurs pour cela que le service ambulatoire suit et accompagne des survivantes parfois plusieurs années après la rupture. Mais petit à petit, on y arrive.

Nous commençons la journée par un tour de table et un exercice : chacune doit décrire au groupe les stratégies qu’elle mettrait en œuvre, chez elle, en cas d’agression. La dynamique de groupe est excellente : nous nous écoutons et nous nous conseillons l’une l’autre. Nous jouons toutes le jeu pleinement, cherchant collectivement un moyen pour Maïté de s’échapper avec un bébé ou la solution la plus simple et rapide pour que Anne puisse accéder à son garage au fonds du jardin et s’enfuir en voiture.

Après cet exercice mental nous nous mettons en mouvement pour repasser l’enchainement appris au cours de la première journée. Nous apprenons à crier aussi. Crier pour frapper plus fort. Nous mettons en pratique. Personnellement je devrai visualiser le visage d’un ancien agresseur pour frapper assez fort. Je divulgue ma technique aux autres et les forces se décuplent. On a toutes en tête un « Gilbert » qui nous aide à frapper plus fort et de manière plus précise. On en rit beaucoup. Elsa nous impressionne avec sa force insoupçonnable totalement en contraste avec son petit chignon et son regard si doux. Elle est vraiment balaize !

Vero nous apprendra aussi à nous protéger et nous libérer d’un étranglement. Cet exercice remue trop de choses chez Chloé. Elle fait un pas de côté, va prendre un peu d’air et, quand elle revient, se met en position d’observation. Règle 2 : on respecte ses propres limites.

Pour cette deuxième journée de formation, Vero nous enseigne une technique d’autodéfense verbale. Nous nous y exerçons par l’entremise d’un jeu de rôles. Vero nous demande de nous souvenir d’une agression passée qu’il aurait été possible de désamorcer verbalement. Harcèlement de rue, agressions verbales dans l’espace public, propositions malaisantes de la part d’un collègue, humiliations au travail, mots déplacés et dégradants formulés par un médecin… Les situations sont variées et pour la plupart d’entre elles relèvent d’agressions sexistes et de discriminations genrées. Nous apprenons à y répondre de manière à fixer clairement nos limites et à stopper l’autre. Cette technique est particulièrement utile pour calmer les ardeurs du Gilbert qui ne se rend pas bien compte qu’il exagère (mais enfin, Gilbert !). Appliquée en présence de tiers, elle permet également d’attirer l’attention sur la situation critique et de sortir d’un isolement potentiellement dangereux.

M’exposer de manière aussi intime étrangement ne me met pas mal à l’aise. J’ai plutôt l’impression qu’au cours de cette deuxième journée de formation, nos petites bulles se sont agglomérées l’une à l’autre pour en former une grosse, une bulle géante et vraiment difficile à percer, une bulle capable de rebondir sur toutes les agressions petites et grosses, flagrantes et sournoises, de tous nos Gilbert (et de lui en coller une au passage). Les pauses sont propices aux confidences. Anne* nous parle de cet homme qui fait partie du CA de l’association au sein de laquelle elle est bénévole, elle nous raconte ses attaques sexistes continues, envers les femmes célibataires du groupe, dont elle. Elle évoque aussi un peu son passé et les violences subies. Chloé aussi. Et Bénédicte. Bénédicte nous parle de ses enfants. Des stratégies mises en œuvre pour les protéger de la violence psychologique de leur père. Au moment sensible de la journée, ce moment qui a justement fait faire un pas de côté à Chloé, Bénédicte nous dira qu’elle aussi elle a subi une tentative d’étranglement. Par son conjoint. Devant les enfants.

La journée est intense, nous passons des éclats de rire et des blagues potaches aux confidences douloureuses, à l’évocation des parts d’ombre de nos vies. Un lien s’est créé entre nous toutes. C’est ça, la sororité ?

En faisant un tour de table final, nous passons en revue nos sensations, au terme de ces deux journées de formation. Qui évoque un sentiment de bien-être, qui évoque un sentiment de force. Je dis que ça fait du bien à l’estime de soi de prendre conscience de tout ce qu’on est capable de faire à un Gilbert et à ses articulations, même si au cours de gym on frôlait le zéro pointé, même si on est un poids plume incapable de soulever un casier de bières. Carlotta souligne la bonne ambiance du groupe. D’ailleurs on a un peu du mal à se dire au revoir. On irait bien prendre un verre ? Bénédicte promet à Anne, Chloé et Elsa d’aller voir leur spectacle vendredi. En guise de point final à ces deux journées, le petit garçon de Bénédicte nous rejoint et nous propose … de jouer à la chaise musicale. Sans surprise, c’est Elsa qui se retrouve en finale avec lui. Mais la rapidité des 7 ans de Sam* l’emporte quand même sur notre reine de l’autodéfense. A charge de revanche !

Et Gilbert ? Il n’a qu’à bien se tenir !

*noms d’emprunt


Ressources :

Plus d’informations sur l’autodéfense féministe en Belgique sur le site de Garance.

Photo illustrative: Unsplash (Nadine Shaabana)