Au temps de… la deuxième vague féministe dans les années 70

Les Cahiers du GRIF, Le Petit Livre Rouge des femmes, manifestations pour la légalisation de l’avortement…

La deuxième vague féministe, celle des années 1970, est celle qui a pour la première fois dans l’Histoire envisagé les violences conjugales comme une problématique de genre, touchant principalement les femmes.

Le privé est politique

« Le privé est politique » : cette affirmation résume bien l’évolution du discours féministe et la manière dont il sera envisagé au cours de cette décennie intense que furent les années 1970. La deuxième vague féministe est évidemment provoquée par le tsunami des mouvements sociaux de la fin des années 1960. Mai 68 à Paris mais pas seulement : le combat pour les droits civiques aux Etats-Unis et le processus de décolonisation dans le monde ne sont pas totalement étrangers à l’élaboration de la pensée féministe des années 1970. L’héritage marxiste n’est pas négligeable et une clé de lecture du nouveau féminisme est notamment de considérer les femmes comme une classe opprimée, au même titre que les Noir.es le sont pas les Blanc.hes et la classe ouvrière par le patronat.

Depuis les années 1960, l’individu prend une importance majeure par rapport à la collectivité et la société se désinstitutionnalise progressivement : la religion catholique perd de son influence, les grandes idéologies politiques commencent à être désavouées (en 1968, le printemps de Prague ébranle bien des certitudes). La société de consommation calquée sur le pouvoir d’achat individuel s’implante en Europe ouvrant la voie à un néo-capitalisme qui domine actuellement encore notre société. Le couple conjugal est repensé et désormais envisagé comme un duo, et non plus comme un noyau dirigé par le chef de famille (lire l’article: « Au temps de… la puissance maritale »).

Tout cela a entre autres pour effet que le militantisme féministe va naturellement et petit-à-petit forcer les verrous de la pudeur et de l’intimité conjugale, mettant sur le tapis des revendications nouvelles : une éducation sexuelle de qualité pour tous et toutes, un partage plus équilibré des tâches ménagères au sein du foyer, la dénonciation du viol comme violence patriarcale, la légalisation de l’avortement et la protection des victimes de violences conjugales. Ces nouveaux combats ne vont toutefois pas laisser sur le carreau la défense des droits des travailleuses (« à travail égal, salaire égal ! »), la protection sociale des femmes sans emploi ou encore leur accès au débat politique.

Militantisme de terrain et combat pour la dépénalisation de l’avortement

En Belgique, au début des années 1970, différents groupes militants voient le jour : les Dolle Mina en Flandre – qui se distinguent par des actions spectaculaires et par leur humour grinçant –, le Front de Libération des Femmes sur l’impulsion d’un groupe d’étudiantes de l’ULB. En Wallonie, et plus précisément à La Louvière, Jeanne Vercheval-Vervoort crée les Marie Mineur. Ces dernières proposent des actions concrètes, souvent en lien avec la réalité ouvrière du Hainaut. Elles sont aux côtés des travailleuses de Keramis et de Kwatta, aux cotés des chômeuses aussi. Dans le groupe des Marie Mineur, on retrouve une certaine Christiane Rigomont…

Parallèlement à l’émergence de ces groupes féministes, la Société belge pour la légalisation de l’avortement est fondée en 1970 par le Docteur Peers, médecin gynécologue ; des réseaux se mettent en place pour aider les femmes à avorter dans de bonnes conditions. Le combat parlementaire débute – il durera longtemps, vu que la dépénalisation totale n’adviendra qu’en 1990 ! Willy Peers sera arrêté et incarcéré pendant une trentaine de jours en 1973 pour avoir pratiqué plus de trois cents avortements. Sa condamnation suscitera le tollé et poussera plusieurs centaines de milliers de personnes à manifester leur indignation et leur mécontentement dans la rue, faisant inexorablement avancer le débat vers la dépénalisation et, en attendant, vers la cessation des poursuites envers les médecins avorteurs.

La première Journée des femmes et leur Petit Livre Rouge

L’année 1972 est une année importante pour le féminisme belge : elle voit la création d’un parti politique féministe, le Parti Féministe Unifié, et le 11 novembre a lieu à Bruxelles la première Journée des femmes. Elle rassemble 8000 femmes et est un véritable succès, mais également une révélation pour nombre de participantes. La Journée des femmes du 11 novembre 1972 est largement médiatisée, d’autant plus qu’elle voit la venue de Simone de Beauvoir qui profite de sa tribune pour dénoncer le procès de Bobigny (une mère et sa fille mineure jugées suite à l’avortement pratiqué sur cette dernière). Ce 11 novembre, pour la première fois, des femmes prennent la parole et sont écoutées. Cette même journée voit la parution du Petit Livre Rouge des Femmes. L’opuscule aborde la question des droits des femmes sous différents angles : de la nécessité de connaitre son corps et de maitriser sa sexualité (et sa fécondité) à l’exigence de ne plus être un objet pour les hommes mais un sujet à part entière, de la représentation des femmes dans les manuels scolaires à la prise de pouvoir au sein de la société, du couple, de l’usine. La réflexion est à plusieurs reprises envisagée dans une lecture marxiste de lutte des classes, rappelant aux hommes qu’ils subissent eux aussi l’oppression d’un système capitaliste et patriarcal qui entrave leur liberté. Le Petit Livre Rouge des Femmes est rédigé collectivement et reflète une spécificité du féminisme belge de l’époque : son ouverture à toutes les femmes, qu’elles soient chrétiennes, libérales, franc-maçonnes, étudiantes, ouvrières, employées, femmes au foyer…

La grande machine féministe belge est lancée et on ne l’arrêtera plus. Le Petit Livre Rouge a donné à Françoise Collin l’idée de créer les Cahiers du GRIF, la réponse belge à la revue française Questions féministes. Des groupes de réflexion se penchent sur les manuels scolaires. Aussi, la première Maison des Femmes ouvre ses portes à la rue du Méridien à Bruxelles. Les femmes ont désormais un lieu où poursuivre leurs discussions. Où s’informer sur leurs droits. Dans le sillage de la Maison des femmes de Bruxelles, d’autres ouvriront en Wallonie, ainsi que des Vrouwenhuizen en Flandre.

A La Louvière, Christiane Rigomont loue, sur fonds propres, un rez-de-chaussée de la rue Kéramis pour offrir un lieu similaire aux femmes louviéroises. Des consultations juridiques et gynécologiques gratuites y sont données ; on peut emprunter des ouvrages féministes dans la petite bibliothèque qui s’y est constituée ; on y organise des ateliers, des conférences…

Dénoncer les violences faites aux femmes, aider les victimes

En 1976, un autre grand événement marque les esprits : l’organisation du Tribunal international des crimes contre les femmes à Bruxelles. Il s’agit d’un événement international qui, encore une fois, reçoit le soutien de Simone de Beauvoir. Cette fois, les discussions vont se concentrer sur les violences faites aux femmes dans le monde. On y parle, à huis clos dans un cadre strictement féminin pour ne pas gêner les victimes qui témoignent, de viols, de mutilations génitales, de persécution des lesbiennes, de prostitution et de pornographie, etc. On y parle aussi des violences conjugales.

La problématique des violences conjugales fait petit-à-petit son chemin au sein des combats féministes des années 1970. L’Anglaise Erin Pizzey (Carney) a commencé à sensibiliser à cette problématique en ouvrant dans la banlieue de Londres en 1971 le premier refuge pour femmes battues. En 1975, son livre « Crie moins fort, les voisins vont t’entendre », qui raconte son expérience aux côtés des victimes, est publié et devient vite une référence en la matière. De passage en Belgique en 1975, elle est invitée par la Maison des femmes de Bruxelles. A cette occasion, la Maison des Femmes affirme son soutien aux victimes de violences conjugales. Les premiers appels de femmes violentées par leur conjoint ne se font pas attendre…

De même, c’est parce qu’elles sont de plus en plus nombreuses à venir frapper à la porte de la Maison des femmes de La Louvière en quête d’un refuge ou simplement d’une écoute que Christiane Rigomont se rend compte rapidement de la nécessité et de l’urgence de répondre aux demandes des victimes en créant une structure qui leur serait spécialement dédiée.

A la fin des années 1970, les premiers refuges pour femmes battues ouvrent donc leurs portes en Belgique, d’abord à Bruxelles (en 1977) et puis à Liège et La Louvière en 1978 et 1979.

Les années 1970, celles de la deuxième vague du féminisme, se terminent donc avec de nouveaux défis, mais également avec une force militante et un engouement sociétal qui auront convaincu les pouvoirs publics de soutenir l’action féministe grâce à des subventions structurelles aux associations. Mais ça, c’est une autre histoire…

Helen Reddy, I Am Woman, 1972
Sources:
  • Marie Denis, Suzanne Van Rokeghem, Le féminisme est dans la rue. Belgique 1970-1975, Bruxelles: Politique & histoire, 1992 (disponible en lecture libre en ligne)
  • Margaret Marrani (sous la direction de), Femmes, genre et sociétés. L’état des savoirs, Paris 2005
  • « Pas à pas. L’Histoire de l’émancipation de la femme en Belgique », brochure réalisée à la demande du secrétaire d’état à l’émancipation sociale Mme Smet en 1991
  • Les Cahiers du Grif, n. 1, 1973. Le féminisme pour quoi faire ?
  • Les Cahiers du Grif, n. 14/15, 1976. Violence
  • Le Petit Livre Rouge des Femmes