TW. Le témoignage qui suit évoque des violences physiques et sexuelles importantes. Sa lecture peut réactiver certains traumas. Les violences sur partenaire, si elles relèvent toutes d’un même schéma de domination (un conjoint entend dominer l’autre par le contrôle et la contrainte), peuvent se manifester sous de multiples formes, avec une intensité différente, de manière plus ou moins visible. Beaucoup de femmes victimes de violences de la part de leur partenaire ne subiront jamais de violences physiques et/ou sexuelles. Cela ne signifie pas pour autant qu’elles ne sont pas enfermées dans une relation toxique en mesure de les abimer profondément et de les mettre en danger (dépression, risques suicidaires, etc.). Peut-être que vous ne vous reconnaitrez pas dans le récit de M. mais votre souffrance n’en est pas moins légitime si vous vivez avec un homme qui vous dénigre en permanence, entrave votre liberté, vous isole, vous prive de certaines de vos ressources (économiques, sociales, etc.), etc. Nous estimons qu’il est néanmoins important que des histoires comme celles de M. soient partagées. Pour elle, avant toute chose, car cette prise de parole a quelque chose de profondément émancipateur et participera certainement de sa reconstruction. Mais aussi pour celles et ceux qui ne se rendent pas forcément compte de l’extrême nécessité des maisons d’hébergement. Nous sauvons des vies. Le réseau des maisons d’hébergement doit continuer à être soutenu et renforcé par des subventions pérennes car trop de femmes, encore aujourd’hui, se voient refuser l’accès à des refuges par manque de place, même quand les risques de passage à l’acte au sein de leur foyer sont élevés (menaces de mort, conjoint en possession d’armes, violences physiques extrêmes, etc.).
Le récit de M. est dur à entendre car il est parsemé de violences extrêmes commises à son encontre non par un seul homme mais par plusieurs et par sa propre mère. L’horreur des faits qu’elle évoque avec énormément de pudeur contraste avec la douceur qui émane de sa personne, de sa voix, de son visage, de son prénom lui-même. M. me renvoie l’image de ces héroïnes de films ou de romans qui ont dépassé les pires épreuves, qui ont traversé l’enfer, mais qui sont encore là, comme le roseau dans la fable de La Fontaine : il plie mais ne rompt pas.
En retranscrivant son chemin de croix, une chanson s’impose à moi de manière obsédante : Ain’t Got No, I Got Life de Nina Simone. Nina Simone aussi a subi des violences conjugales, en plus du racisme subi dès l’enfance et dénoncé dans sa musique. Dans Ain’t Got No, I Got Life, elle fait la liste de tout ce qu’elle n’a pas ou plus – une maison, des biens matériels, une éducation, des privilèges, l’amour d’un homme ou d’une mère. Mais elle termine sa chanson en listant tout ce qu’elle a et que personne ne lui prendra (plus) jamais : son corps tout entier mais, surtout, la vie et la liberté.
Je vous invite à la mettre en fonds sonore tandis que vous découvrirez l’histoire de M.
M. grandit dans un climat de tensions et de violences. Sa mère enchaine les amants exposant ses enfants à sa propre sexualité. Son père répond aux infidélités de sa femme par des coups. M. a 11 ans quand son enfance s’arrête : elle subit de premiers attouchements de la part de violeurs dont sa mère est complice. Comme la plupart des enfants dans son cas, elle a honte, elle va mal, elle développe des troubles alimentaires, n’est plus régulière à l’école… Son papa dont elle est proche lui dit : « Nénette, il faut que tu parles. » Et c’est ce qu’elle fait, elle se confie. Sa mère est confrontée, mais réagit par la colère et la violence : elle la bat. L’école remarque les bleus, fait intervenir les services sociaux. M. risque le placement, mais sa mère est douée pour le mensonge. M. continue à subir jusque sa majorité. Fin du premier chapitre.
I ain’t got no home, ain’t got no shoes
Ain’t got no money, ain’t got no class
Ain’t got no skirts, ain’t got no sweater
Ain’t got no perfume, ain’t got no bed
Ain’t got no man
A 18 ans, l’opportunité de fuir son environnement familial se matérialise, comme cela arrive souvent, sous les traits d’un jeune homme. Les amoureux ne tardent pas à emménager ensemble mais l’illusion du bonheur est courte : très vite, il se montre agressif et il a la main légère. M. tombe enceinte. Il la frappe tellement fort qu’elle perd l’enfant. Mais il lui interdit de voir un médecin sur le moment. Elle fera une hémorragie. Un peu plus tard, M. donne naissance à un garçon et puis à une fille. Les violences de son conjoint ne diminuent pas pour autant, il ne se prive d’ailleurs pas pour les infliger à M. devant les enfants. L’ainé n’a que 7 ans quand M. tente une première fois de mettre fin à ses jours. Elle est hospitalisée en psychiatrie. Même là, il ne la laisse pas tranquille, l’obligeant à quitter le service prématurément. M. s’arrête dans son récit un instant pour commenter son geste : « à ce moment-là, je pense que ça va s’arrêter, qu’il a compris… mais ça ne s’est jamais arrêté. »
Ça a duré plus de 20 ans. Poussée dans les escaliers parce qu’elle n’avait pas répondu au téléphone assez vite, séquestrée et torturée pendant plusieurs heures dans une arrière-cuisine, menacée à la gorge avec un couteau parce qu’elle lui avait dit qu’elle voulait partir, braquée avec un fusil à pompe. Des bleus sur le corps, des membres cassés, des contusions. Tellement de mensonges récités aux médecins et aux infirmiers des urgences, pas dupes pour un sou mais impuissants. Son médecin traitant lui dit de déposer plainte. Mais M. a peur.
Ce qui va la décider à agir, c’est la menace de perdre sa fille, quand les services sociaux dépêchés par l’école posent un ultimatum. L’adolescente a parlé des violences dont elle est témoin et du climat insécure au sein duquel elle grandit. L’assistante sociale met M. au pied du mur : ou la jeune fille est placée, ou M. s’en va avec elle. C’est ce qu’elle choisit de faire, tenaillée par la peur, laissant derrière elle son fils ainé, en apprentissage et proche de la majorité, et la maison dont elle est co-propriétaire. Elle passe une nuit à l’hôtel avant d’arriver pour la première fois à la maison d’hébergement de Solidarité Femmes. Son ex-conjoint la harcèle par messages, la menace de mort, elle est terrifiée, mais elle tient bon. Emilie l’encourage à porter plainte, les indicateurs de dangerosité sont trop élevés. Il n’écopera que d’une peine de prison avec sursis et ne sera jamais privé de liberté. Fin du second chapitre.
Ain’t got no mother, ain’t got no culture
Ain’t got no friends, ain’t got no schoolin’
Ain’t got no love, ain’t got no name
Ain’t got no ticket, ain’t got no token
Ain’t got no God
Après autant d’années passées aux côtés d’un conjoint violent, M. pense sans doute avoir droit elle aussi à une vraie et belle histoire d’amour. Elle rencontre très vite un nouveau partenaire. Celui-ci s’avère malheureusement aussi violent que le précédent. Elle essaie de résister, de partir, mais comme à chaque fois, ses tentatives se retournent contre elle. Ce deuxième conjoint lui fait faire un pas supplémentaire dans l’horreur : il la prostitue. De nouveau, la terreur la gagne. Elle ment au monde entier. Elle prend des médicaments, de plus en plus souvent, pour « ne plus rien sentir ». Au bout de 5 ans de relation, elle est convaincue d’une chose : elle va mourir. Elle appelle au secours celles qui l’ont aidée une première fois six ans plus tôt. Une place est disponible au refuge, elle saisit cette opportunité. Elle n’y restera pas longtemps car elle ressent le besoin d’être hospitalisée en psychiatrie. A sa sortie du service hospitalier, quelques semaines plus tard, elle réintègre la maison d’hébergement. Comme six ans plus tôt avec le père de ses enfants, ce deuxième partenaire la menace, fait du chantage, il réussit même à la retrouver. Il bénéficie d’un « réseau » malveillant, M. sait qu’il n’hésitera pas à faire appel à ce dernier pour ne pas devoir exécuter sa vengeance lui-même, il le lui a dit, elle le croit, elle le connait. Mais avec l’aide des différentes intervenantes et notamment d’Emilie et désormais à l’abri des violences, M., petit à petit, réapprend la liberté. Ce n’est pas tous les jours facile, mais elle progresse de jour en jour. Les premières semaines, elle n’osait pas sortir du refuge, maintenant elle le fait… mais accompagnée. Elle a du mal à se regarder dans le miroir, à accepter un compliment, à cohabiter avec ce corps qui est le sien… mais elle s’est dernièrement laissée convaincre par une autre femme hébergée de se tresser les cheveux. M. est là, vivante et debout, malgré tout.
And what have I got?
Why am I alive anyway?
Yeah, what have I got
Nobody can take away?
Got my hair, got my head
Got my brains, got my ears
Got my eyes, got my nose
Got my mouth, I got my smile…
M. est colère et ressentiment. En parlant de son dernier partenaire, elle me dit : « Je lui en veux tellement. » Elle poursuit : « Ils m’ont détruite, lui, le père de mes enfants et celle qui m’a mise au monde. »
Mais malgré tout, M. est là devant moi, fière et digne. Vivante.
Et je lui demande : « pourquoi as-tu voulu me confier ton histoire ? Pourquoi souhaites-tu qu’on la raconte ensemble ? »
Elle me répond : « Je voudrais qu’ils prennent conscience que les salopards c’est eux. Auraient-ils fait ça à leur sœur ? à leur mère ? Ils nous ont tout enlevé : notre sourire, notre joie de vivre, notre dignité. »
Moi je sais et je lui dis que ce qu’elle est en train de leur prouver, plutôt, c’est qu’elle est là, en vie, et qu’elle brûle de parler, elle qu’on a contrainte au silence pendant si longtemps.
…
I’ve got life
I’ve got my freedom
I’ve got life
I’ve gotten life
And I’m going to keep it
I’ve gotten life
(J’ai la vie, j’ai ma liberté, j’ai la vie, et je vais la garder, j’ai la vie)