Si le changement des mentalités doit passer, entre autres, par de nouveaux paradigmes éducatifs et par un travail sur les représentations, les manuels scolaires constituent dès lors un vaste chantier des possibles. Les mouvements féministes se penchaient déjà sur la question dans les années 1970, au cours de ce qu’on a appelé la deuxième vague du féminisme belge.
En ce début d’année scolaire, voici donc notre petite contribution à la réflexion, à destination des professeur·es de français mais aussi des lectrices et lecteurs et des passionné·es de littérature, quel que soit leur âge. Brassant sept siècles de littérature – car les femmes n’ont attendu la permission de personne pour prendre la plume – nous avons sélectionné trois autrices du panorama littéraire francophone : Christine de Pizan, Marceline Desbordes-Valmore et Annie Ernaux.
Elles méritent, selon nous, de figurer dans les programmes scolaires au même titre que Pierre de Ronsard, Gustave Flaubert ou encore Romain Gary. Elles ne sont pas les seules, il y en a beaucoup d’autres. Celles que nous avons sélectionnées ont en outre l’avantage, dans un cadre scolaire, de pouvoir susciter une réflexion féministe chez les jeunes : quelle est la spécificité d’être une femme de lettres au XVème, au XIXème ou au XXème siècle ? Quelle différence peut-on noter entre la réception de l’œuvre de Christine de Pizan de son vivant et la réception de celle-ci dans les siècles successifs ? Quelles réactions a pu susciter l’octroi du prix Nobel de littérature à Annie Ernaux en 2022 ? Comment est abordée la question de l’avortement dans son œuvre ?
Prenez une feuille blanche et un stylo, une tablette ou un pc et soyez attentif·ves : on vous interroge en fin de leçon !
Christine de Pizan (1364-1430)
Seulette suis et seulette veuil estre,
Seulette m’a mon doulx ami laissiée,
Seulette suis sans compagnon ne maistre,
Seulette suis dolente et courrouciée,
Seulette suis en languour maisaissiée,
Seulette suis plus que nulle esgarée,
Seulette suis sans ami demourée.
Née à Venise vers 1364, elle a la chance d’être encouragée et éduquée par son père, professeur de médecine et d’astronomie à l’Université de Bologne. Même si son accès à l’éducation est limité car elle est une fille, elle apprend les lettres et les sciences. Mais sa mère freine ses apprentissages, considérant que les travaux d’ouvrage sont plus adaptés à sa condition féminine. Quand son père est appelé à la Cour du Roi Charles V, sa famille quitte l’Italie pour le rejoindre à Paris. Christine, qui est alors encore un enfant, va donc grandir en France. Ses parents la donnent en mariage alors qu’elle n’est qu’une adolescente mais par chance, il s’agira d’un mariage heureux. Deux drames rapprochés frappent sa famille : le décès de son père suivi de celui de son mari. Elle se retrouve mère célibataire de trois enfants et privée des ressources financières procurées par les deux hommes de la famille. Se remarier ? Hors de question pour Christine. A la fin du XIVème siècle, elle prend en mains la situation et endosse le rôle traditionnellement masculin de chef de famille. Elle devient ainsi la première écrivaine française à vivre de sa plume et à être en mesure de maintenir sa famille.
Poétesse, épistolière, philosophe, autrice de traités moraux et d’essais politiques (et même d’un traité militaire), elle édite ses propres textes (entre quarante et cinquante écrits à la longueur variable copiés dans des manuscrits finement enluminés) qui rencontrent un succès notable. Christine de Pizan « surfe » sur son succès et sur les tendances culturelles en vogue à la Cour de France pour construire une vraie petite entreprise éditoriale qui lui rapporte l’argent nécessaire à subvenir aux besoins de sa famille et à maintenir son train de vie. Dans son œuvre, elle parle volontiers de sa condition matérielle, de sa condition de veuve mais aussi de sa condition de femme. Au tout début du XVème siècle, elle écrit La Cité des Dames, récit allégorique qui est considéré aujourd’hui comme un des tout premiers ouvrages féministes. Dans ses écrits, Christine de Pizan tantôt appelle à la sororité, tantôt dénonce une infériorité des femmes qui n’est nullement à mettre en lien avec leur nature mais bien plutôt avec les représentations sociétales découlant d’un discours misogyne ambiant et avec l’accès inégalitaire à l’éducation.
Marceline Desbordes-Valmore (1786-1859)
N’écris pas. Je suis triste, et je voudrais m’éteindre.
Les beaux étés sans toi, c’est la nuit sans flambeau.
J’ai refermé mes bras qui ne peuvent t’atteindre,
Et frapper à mon cœur, c’est frapper au tombeau.
Née à Douai en 1786, Marceline Desbordes-Valmore est une poétesse précurseure du mouvement romantique en littérature, un mouvement, ne vous y trompez-pas, alors beaucoup plus proche de l’esthétique gothique que de la bibliothèque rose de Barbara Cartland ou de la filmographie de Hugh Grant dans les années 90. Amours tourmentées, mélancolie plombante (le « spleen » baudelairien), évocation de la mort et des noirceurs de l’âme quand elle est tourmentée… Marceline maitrise tout ça comme un chef, s’inspirant sans aucun doute de sa VDM ponctuée de deuils (elle enterrera presque tous ses enfants), d’amours contrariées et de déboires financiers. Charles Baudelaire l’appelle la grande sœur des Romantiques. Pour Paul Verlaine, elle est carrément « la seule femme de génie et de talent de ce siècle et de tous les siècles » (merci pour les autres). Il faut dire qu’elle révolutionne la lyrique française en introduisant le rythme des onze syllabes dans la poésie – chose plutôt audacieuse et qui ouvre la voie à de nouvelles expérimentations littéraires pour les poétes qui lui succèderont. Baudelaire et Verlaine ne seront pas les seuls à la citer comme source d’inspiration : Hugo, Aragon, même le russe Pouchkine salueront son talent et assumeront son influence. Sa poésie traverse les siècles et est mise en chanson par Julien Clerc (qui n’est pas l’auteur des « Séparés », non), Karine Clercq ou encore Pascal Obispo.
Et malgré ça, qui l’étudie sur les bancs de l’école et de l’université ?
Marceline Desbordes-Valmore, avant de se consacrer à l’écriture, aura eu une brève carrière de comédienne et de chanteuse lyrique. Victime des préjugés de l’époque, sa belle-famille lui fait rapidement comprendre qu’elle est persona non grata quand elle tombe enceinte de son amant le bourgeois Eugène Debonne – un type trop bien pour marier une fille qui a gagné sa vie sur les planches.
Elle s’éteint à Paris en 1859, à 73 ans, après avoir survécu au décès de quatre de ses cinq enfants, affublée du surnom mérité de « Notre-Dame-des-Pleurs ». L’année de sa mort, l’Académie Française lui décerne le prix Lambert à titre posthume.
Annie Ernaux (née Duschesne en 1940)
« Chaque jour et partout dans le monde, il y a des hommes en cercle autour d’une femme, prêts à lui jeter la pierre. »
Mémoire de fille, 2016.
Annie Ernaux, née Duchesne, voit le jour en 1940 en Normandie. Ses parents, d’origine ouvrière, tiennent un café-épicerie à Yvetot. Elle publie son premier roman, Les Armoires vides, à 34 ans, le signant sous son nom de femme mariée. Elle en publiera plus de vingt autres sous ce patronyme bien qu’elle divorce en 1981, l’année de son troisième roman publié. En 2022, elle reçoit le Prix Nobel de littérature pour « le courage et l’acuité clinique avec laquelle elle découvre les racines, les éloignements et les contraintes collectives de la mémoire personnelle ».
L’œuvre de Annie Ernaux est une œuvre autobiographique : ses premiers romans s’inspirent de sa vie en s’inscrivant toutefois dans un cadre romanesque mais, à partir de 1982, la fiction est totalement évacuée pour laisser place à une écriture de soi pleinement affirmée. En parlant d’elle – de son enfance, de son transfuge social (elle fait des études de lettres, devient enseignante), de son rapport au corps et au sexe, de son rapport aux autres (et notamment à sa famille) – Annie Ernaux invite à réfléchir au collectif, à la condition humaine et… à la condition féminine. Son écriture est inspirée de la sociologie et profondément féministe.
Dans La Femme gelée (1981), elle raconte comment la société, au fur et à mesure qu’elle grandissait et devenait une femme, et par la suite le mariage, l’ont violemment renvoyée à une condition subalterne, de femme au foyer et ensuite de mère de famille, indépendamment de ses qualités, ses compétences et ses désirs profonds. Annie Ernaux avait pourtant eu la chance de grandir avec un modèle de parents atypiques, échappant aux stéréotypes de genre, et l’encourageant à faire des études universitaires.
Dans L’Evénement (2000), elle relate, à distance de près de quarante ans, son avortement clandestin quand cet acte était encore puni par la loi et passible de poursuites judiciaires.
Dans Mémoire de fille (2016), elle revient sur son premier rapport sexuel et sur l’opprobre et l’humiliation subies à dix-huit ans, coupable simplement d’avoir cherché à assouvir ses désirs.
Loin d’assumer la posture de l’écrivaine recluse dans son boudoir, Annie Ernaux n’hésite pas à se mêler au débat public et à la politique, affirmant notamment son soutien au mouvement des Gilets Jaunes et au peuple palestinien.
Et maintenant l’interro !
- Elle a inspiré une tripotée d’écrivains et de chanteurs célèbres, de Charles Baudelaire à Obispo en passant par Aragon, et pourtant beaucoup pensent encore que c’est Julien Clerc qui a écrit les Séparés :
- A – Christine de Pizan
- B – Marceline Desbordes-Valmore
- C – Annie Ernaux
- La mère célibataire qui préfère lancer sa petite entreprise plutôt que de se recaser avec un vieux riche :
- A – Christine de Pizan
- B – Marceline Desbordes-Valmore
- C – Annie Ernaux
- Il avait probablement dans sa chambre un poster de Marceline Desbordes-Valmore :
- A – Charles V
- B – Paul Verlaine
- C – Hugh Grant
- Quand on lui décerne son prix Nobel, elle en profite au passage pour envoyer une punchline à Michel Houellebecq, se félicitant qu’elle a gagné le prix et pas lui car c’est un gros réac’ :
- A – Christine de Pizan
- B – Marceline Desbordes-Valmore
- C – Annie Ernaux
- L’auteur/e du poème Les Séparés :
- A – Julien Clerc
- B – Karine Clercq
- C – Marceline Desbordes-Valmore
Solutions: B,A,B,C,C