Jennifer* pour moi a longtemps été cette jolie fille dont je ne connaissais pas le prénom ni l’histoire, que je croisais en coup de vent dans les espaces communs du refuge, à qui j’ai déjà ouvert la porte sans qu’on s’échange plus qu’un bonjour. L’occasion ne s’était jamais vraiment créée pour faire connaissance.
Cette occasion, c’est Emilie qui l’a provoquée. Par un coup de fil : elle m’a demandé si je pouvais rencontrer quelqu’un, une femme qui avait une sacrée histoire à raconter, une histoire qui ne pouvait se cantonner aux quelques mètres carrés du bureau d’Emilie, qui devait en sortir et être entendue. Jennifer était d’accord de partager son vécu sur notre Carnet de bord.
Nous nous sommes rencontrées entre Noël et Nouvel An, une période de fête et de célébrations pour beaucoup. Pour Jennifer, cette période correspond aussi à l’anniversaire de sa rupture – la vraie, l’ultime. Deux ans plus tôt, elle quittait définitivement son conjoint, après presque quinze ans de relation et d’innombrables tentatives de rupture. « Quinze ans de relation » : quand elle dit ça, je relève la tête de mes notes et je la dévisage les yeux écarquillés. Jennifer n’a que 30 ans. Elle n’en avait pas 14 quand elle a rencontré Anthony.
Le refuge de La Louvière : tremplin vers une nouvelle vie
Jennifer aujourd’hui est la maman de deux enfants de 10 et 7 ans. Début janvier 2022, elle quitte leur père et part se réfugier chez un proche avec eux. Ils y restent quelques semaines et Jennifer tente entre temps de trouver une place dans une maison d’hébergement à Liège. Ces maisons d’hébergement, elle les connait bien. Ce n’est pas la première fois qu’elle part, même si cette fois, elle sent que c’est enfin la bonne. Finalement, elle obtient une place au refuge de Solidarité Femmes, dans la région du Centre : un endroit qu’elle et ses enfants ne connaissent pas, où ils devront repartir à zéro tous les trois. Jennifer n’oubliera pas cette journée qui a changé sa vie à tout jamais : son départ en matinée avec pour seul bagage une valise pour trois, le taxi, les enfants pris à l’école avant la sortie des classes. Son anxiété, qu’elle essaie de ne pas montrer pour ne pas leur transmettre. Le rendez-vous est fixé à 18h sur un parking anonyme. C’est Laeticia qui est venue les chercher.
Les premiers jours au refuge sont difficiles, mais après on s’habitue, me dit Jennifer, « on n’a pas le choix ». En plein milieu de l’année scolaire, il faut procéder rapidement au changement d’école. Jennifer pense à ses enfants. Après deux, trois semaines, elle commence à se sentir mieux. Très vite, elle se rapproche d’Alessia, une autre femme hébergée de quelques années sa cadette. Jennifer la voit comme une petite sœur. Cette amitié les aide à affronter le quotidien : la sororité est précieuse dans un processus de reconstruction comme le leur.
Jennifer et ses enfants resteront sept mois au refuge. Ils ont ensuite la possibilité d’intégrer un appartement de transition loué par Solidarité Femmes, à proximité de la maison d’hébergement. Un peu plus d’un an et demi après sa rencontre avec Laeticia sur le parking, elle et sa petite famille prennent leur envol et leur autonomie complète dans un nouveau logement, celui de leur nouvelle vie. Quand je rencontre Jennifer, cela ne fait pas encore tout à fait deux mois qu’ils y habitent et, dans ses yeux, je lis toute la fierté d’y être arrivée et la confiance en l’avenir, enfin.
La première gifle à 14 ans, une « petite femme » qui n’est pourtant encore qu’une enfant
Jennifer rencontre Anthony alors qu’elle n’a que 13 ans. Il en a 17. C’est son premier amour. Elle a seulement 14 ans quand elle doit essuyer les premiers coups. Aux violences physiques s’ajoutent les violences psychologiques, les humiliations, les rabaissements. Anthony est jaloux – une jalousie aveugle, maladive, absurde. Le soupçon d’un regard échangé avec un garçon dans la rue suffit à
Anthony pour mettre une gifle à sa copine. Il vient la chercher tous les jours à la sortie de l’école. Au début, Jennifer interprète ça comme de l’amour. C’est de contrôle qu’il s’agit. Jennifer doit également passer une grande partie de ses weekends avec son amoureux et il ne tolère aucun retard sur leurs horaires habituels. Quand elle s’adonne à l’une ou l’autre activité avec sa maman, il râle. La maman de Jennifer ne se rend pas tout de suite compte de la violence que subit sa fille de la part de son petit copain. Jennifer dissimule les coups, à sa mère et à sa grand-mère, à ses amies, à ses professeurs. Mais le simulacre ne tient pas longtemps. Une fois, elle se présente en classe avec des bleus au visage et elle ment sur l’origine de ces marques. Ses amies ne sont pas dupes, un jour elles décident de réagir, se rendent chez elle pour dénoncer à sa maman les violences d’Anthony dont elles ont été témoin à la sortie de l’école. L’adolescente est mortifiée, elle a honte. Le lendemain, elle sèche les cours. La famille de Jennifer commence à avoir peur du jeune homme. Il menace de tuer la mère de Jennifer, sa grand-mère, si jamais elle le quitte. Un jour, la maman de Jennifer appelle l’école car elle sait qu’Anthony attendra sa fille à la sortie avec des intentions malveillantes. L’établissement scolaire prend les menaces au sérieux et fait sortir l’étudiante par un accès secondaire. Mais aucune suite n’est donnée au signalement.
Jennifer souffre, elle essaie de le quitter, mais elle est sous emprise et elle a peur, pour elle, pour ses proches. Elle trouve des justifications à Anthony : « c’est pas de sa faute, il a eu une enfance difficile. » Alors qu’elle n’est pas encore tout à fait une adulte, elle se donne pour mission de lui procurer le bonheur dont il a été privé quand il était enfant. Elle se raccroche aux bons moments aussi : il peut être très gentil, très protecteur. A posteriori, elle fait le lien avec la perte de son propre papa, ce vide affectif à combler, ce besoin d’une figure paternelle protectrice. Anthony sera pour elle un substitut de ce papa parti trop tôt. Par la même occasion, il lui vole son adolescence, faisant d’elle très vite une petite femme.
Des stratégies de survie pour éviter les violences ou s’en protéger
Jennifer apprend un peu à anticiper les éclats de violence d’Anthony. S’il lui est difficile de faire quelque chose contre une jalousie pathologique sans fondements, elle fait vite le lien entre la consommation de drogue d’Anthony et ses accès de violence. Quand il a de quoi fumer, son humeur est au beau fixe. Elle se gâche quand il n’a pas la possibilité de consommer et il risque alors de s’en prendre à elle. La jeune femme va dès lors s’employer à lui procurer elle-même sa drogue, dans le but de se protéger. La drogue, en plus de conditionner les violences physiques, déclenche une nouvelle forme de violence : les violences économiques. Anthony a besoin d’argent et exige de Jennifer qu’elle lui en donne. Plus tard, quand ils emménageront ensemble, les addictions d’Anthony auront un impact important sur l’organisation budgétaire du couple, souvent à découvert : les loyers ne sont pas toujours payés, les factures non plus. Si Anthony interdit dans un premier temps à sa compagne de travailler, il doit bien revenir sur sa décision et c’est pour Jennifer une échappatoire.
Les violences restent fréquentes et insupportables et Jennifer porte plainte, à plusieurs reprises. La police commence à connaitre le couple et, malheureusement, n’apporte pas à Jennifer l’aide dont elle a besoin. Parfois, elle doit mentir pour que la police accepte de se déplacer, affirmer qu’il l’a frappée alors qu’il ne l’a pas encore fait. Elle sait que de toute façon, il le fera, il en est capable, mais si elle demande une intervention policière « juste » parce qu’elle a peur, elle sait très bien qu’elle ne sera pas entendue.
Durant les quinze ans de relation, Jennifer partira à plusieurs reprises. Elle sera hébergée dans différents centres à Liège, mais Anthony la retrouve à chaque fois.
Devenir mère dans un contexte de violences
Le premier enfant du couple arrive alors que Jennifer n’a pas encore 20 ans. Les violences physiques cessent momentanément pendant la grossesse, mais les violences psychologiques continuent. Une lueur d’espoir quand même : comme tant de femmes enceintes dans sa situation, la future maman se raccroche à l’idée que l’arrivée du bébé va changer la donne en mieux. Cela se passe rarement comme ça, malheureusement, et Jennifer n’échappe pas aux statistiques. Un deuxième enfant arrive trois ans plus tard. Les violences ne s’arrêtent pas.
Le bébé n’a qu’un an quand Jennifer quitte leur père et trouve refuge avec ses petits dans un centre d’accueil d’urgence et puis dans un centre mère-enfants. La séparation dure neuf mois jusqu’à ce qu’Anthony les retrouve. La jeune maman culpabilise, son ainé ne comprend pas ce qu’il se passe et l’accuse de le priver de son papa. Elle redonne une chance à Anthony. Les violences physiques cessent pour de bon.
Mais l’emprise est là, cette forme d’aliénation, cet assujettissement à l’autre : celui qui, comme un roi, prend toutes les décisions, y compris celle de rester en couple quand l’autre n’en peut plus. Jennifer sombre, elle prend Anthony en grippe, devient irritable, agressive dans ses mots. Elle se convainc que c’est elle qui a un problème maintenant. Elle sera hospitalisée un mois en psychiatrie et commence à prendre des antidépresseurs auxquels elle s’habitue difficilement. Ses angoisses constantes l’empêchent de mener une vie normale, elle ne peut plus travailler. La médecine du travail la met en arrêt pendant une année.
Grace à une amie qui l’encourage à se mettre au sport avec elle, Jennifer commence à se relever, à sortir la tête hors de l’eau. Elle sent qu’elle commence à reprendre du pouvoir sur elle-même, elle regarde son couple désormais avec détachement. Elle l’a compris et le lui dit : elle n’aime plus Anthony. Elle reste avec lui pour les enfants. Dans son for intérieur, elle espère qu’il tombe amoureux d’une autre femme pour pouvoir enfin s’en libérer. Mais il lui dit qu’il ne pourrait pas vivre sans elle.
Jennifer retrouve un travail : même si l’organisation familiale en résulte chamboulée, elle aime énormément sa nouvelle occupation.
Des ruptures qui se soldent par des échecs, jusqu’à ce que…
En 2020, encore un dépôt de plainte, une nouvelle rupture et, finalement, un jugement concernant la garde des enfants. Les deux parties arrivent à un arrangement à l’amiable : Anthony aura les petits un weekend sur deux. Mais si les choses sont claires dans la tête de Jennifer, il n’en va pas de même pour Anthony. Malgré la séparation, malgré le jugement, il arrive à revenir au domicile conjugal, soi-disant de manière temporaire, dans l’attente de trouver une autre solution. Anthony n’accepte pas la séparation. La cohabitation durera jusqu’au début de l’année 2022. Jennifer, de nouveau, se résigne à cette situation qui lui semble alors sans issue possible. Après tant de séparations qui se soldent à chaque fois par un échec, une grande lassitude et une immense fatigue ont mis Jennifer K.O. Elle n’a plus espoir de se libérer d’Anthony, du moins pas tant que les enfants sont encore petits. Elle attend qu’ils grandissent, alors peut-être…
Mais le 24 décembre 2021, contre toute attente, un point de non-retour est atteint. Des amis d’Anthony et Jennifer sont invités à venir passer le réveillon chez eux. Jennifer a une exigence, une seule : qu’aucune drogue ne soit introduite dans l’appartement. Elle ne tolère plus les excès d’Anthony et de ses amis en présence des enfants. Anthony ne respectera pas sa promesse et ce sera le déclic : Jennifer se met dans une colère noire. La voisine intervient pour mettre les enfants à l’abri. De nouveau, la jeune femme, à bout, porte plainte, mais, cette fois, elle a la chance de tomber sur « de bons policiers ». Enfin, elle se sent comprise, soutenue. La police lui assure même un suivi de longue durée. Elle lui fournira une aide précieuse et le courage d’aller jusqu’au bout des choses. Durant le mois de janvier, elle trouve refuge avec les enfants chez un proche et puis quelques semaines plus tard elle sera accueillie au refuge de Solidarité Femmes.
Anthony évidemment n’accepte pas cette dernière rupture, il cherche Jennifer dans tous les centres, arrive même à la retrouver au refuge de Solidarité Femmes, profère des menaces à son égard que la justice prend au sérieux. Il est condamné à une peine de prison à laquelle il fait appel. Un jugement confie l’hébergement exclusif des enfants à Jennifer. Il n’a plus avec eux que des contacts téléphoniques.
Le temps de la reconstruction, un présent porteur d’espoir
Pour Jennifer, les mois qui ont suivi la séparation ont été éprouvants, la reconstruction lente. Même si elle conserve encore des séquelles sous forme de bouffées de chaleur, de montées de stress, de sursauts au moindre bruit qui lui rappelle les portes qu’Anthony claquaient, les objets qu’ils cassaient, elle arrive à me dire qu’aujourd’hui elle se sent bien et elle n’a plus peur. Elle réapprend, jour après jour, à vivre normalement. Elle continue son suivi thérapeutique avec Emilie. Elle s’ouvre à de nouvelles rencontres, confiante dans le fait que tous les hommes ne sont pas comme Anthony. Elle a un amoureux, avec qui, à 30 ans, elle découvre le bonheur d’une relation saine et équilibrée. Avant lui, elle a vécu une courte mais belle histoire avec un autre homme, qui l’a aidée à avancer dans sa reconstruction et à mettre encore plus de distance avec Anthony. Ce dernier l’a appris, ne l’a pas supporté et a réagi alors avec de nouvelles violences physiques à l’égard de Jennifer.
Jennifer ne comprend pas pourquoi, alors qu’il a écopé d’une peine de prison ferme, Anthony est toujours en liberté. Elle me dit craindre un féminicide : c’est dans de tels moments de battements que les risques sont plus élevés.
En même temps, elle essaie de se concentrer sur un présent qu’elle arrive enfin à savourer, à l’aube d’une nouvelle année qui commence sous les meilleurs auspices pour elle et ses enfants, dans un nouveau logement, libres. Enfin.
* Le prénom ainsi que certains détails du témoignage ont été modifiés pour des raisons de sécurité.
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