Avec Laeticia, Linda et Sevim, nous bouclons notre tour du personnel ouvrier et d’intendance de Solidarité Femmes (composé également de Fiona, Laetitia et Cédric). Une équipe indispensable quand on pense que le cœur de Solidarité Femmes est son refuge, sa maison d’accueil. Et une maison, ça s’entretient ! Comme dans toutes les maisons, aussi, le centre névralgique est la cuisine. On a beau avoir des canapés confortables dans le salon, instinctivement, quand on veut papoter, faire une petite pause avec un café pour prétexte, c’est quand même toujours vers la cuisine qu’on se dirige… Ou vers l’arrière-cuisine : QG de Linda et Sevim et point de chute de Laeticia.
Les fonctions de Laeticia, Linda et Sevim, si elles sont bien distinctes, se recoupent sur différents points. Linda et Sevim sont les cuisinières du refuge, elles préparent le repas de midi pour les femmes et les enfants hébergés et pour leurs collègues du lundi au vendredi. Laeticia s’occupe avec elles des courses alimentaires.
Depuis peu, Laeticia supervise la banque alimentaire, anciennement confiée à Tina. Toutes les trois et avec l’aide de Fiona, elles confectionnent les colis alimentaires à destination des anciennes hébergées. Au préalable, il faut, à tour de rôle et avec une série d’autres collègues, tant ouvrièr·es qu’employé·es, aller chercher les produits alimentaires chez Aldi. La distribution des colis est une entreprise collective qui implique un grand nombre de travailleuses et de travailleurs, dont notre trio.
Les déménagements des femmes qui prennent leur autonomie après avoir séjourné au refuge constituent un autre aspect d’un duo formé cette fois par Laeticia et Linda… qui le font aussi avec Laetitia et Cédric, voire même avec des équipes de collègues plus étoffées quand plusieurs déménagements ont lieu au cours d’une même période. Il faut aller voir les meubles proposés en dons et les embarquer s’ils conviennent (Solidarité Femmes met un point d’honneur à fournir aux femmes des meubles jolis et en bon état – il est important qu’elles puissent être fières de l’endroit dans lequel elles vont redémarrer une nouvelle vie). Il faut souvent jouer les bricoleuses : démonter et remonter un lit ou une armoire. Et ce dernier aspect est une spécialité de Linda.
Laeticia, sans Linda et Sevim, mais en duo avec Fiona, s’occupe du nettoyage des différentes infrastructures de Solidarité Femmes : les bureaux, les espaces réservés au personnel, etc. Au refuge, les femmes hébergées sont responsables de l’entretien de leur chambre et suivent un tableau des charges pour se partager le nettoyage des espaces communs. Laeticia a pour mission de superviser ce travail collectif.
Enfin, comme la polyvalence et la solidarité sont des maîtres-mots au sein de l’association, il arrive aussi qu’on lui demande d’aller chercher un enfant à l’école ou à un point de rendez-vous après qu’il ait vu son père. Linda, Sevim et elle sont aussi parfois réquisitionnées pour jouer les baby-sitters au refuge en cas d’absence inattendue des collègues chargées de s’occuper des enfants.
Les trois travailleuses, régulièrement, suivent des formations pour se mettre à jour avec les normes d’hygiène et de sécurité en vigueur. Elles se sont aussi formées au PDC – le Processus de Domination Conjugale : il était important en effet qu’elles puissent cerner la complexité des situations des femmes nécessitant un hébergement. Qu’elles puissent comprendre leurs réactions, les anticiper. Qu’elles soient outillées devant l’injustice et la douleur qu’elles côtoient jour après jour.
Sevim est la doyenne du trio : elle travaille pour Solidarité Femmes depuis plus de quinze ans, son engagement définitif datant de 2007, après un engagement en Article 60 en 2006. Mais son histoire personnelle est liée à l’association depuis plus longtemps. Sevim, à une certaine période de sa vie, s’est trouvée « de l’autre côté » de la barrière : elle a séjourné au refuge en tant que victime et survivante. Le fait de passer du statut de personne aidée à personne aidante dans la même structure n’a pas été évident, même si ce fut à l’époque pour elle une belle surprise de se voir proposer le poste d’aide-cuisinière de son ancienne collègue Saida. Au début, Sevim n’arrivait pas toujours à mettre la distance nécessaire avec les femmes hébergées, elle s’identifiait beaucoup à elles. Combien de larmes versées au moment des départs… Chaque envol pris par une survivante ne pouvait que lui rappeler le sien.
Deux ans après Sevim, c’est Linda qui a été engagée. Mais elles n’ont pas tout de suite travaillé ensemble en cuisine. Linda, au début de sa carrière, était « femme à tout-faire » pour Solidarité Femmes. Manuelle, on lui confiait tous les petits travaux du refuge. Quand sa collègue cuisinière Maryline a atteint l’âge de la pension, Linda a pris sa place, laissant la sienne à Cédric.
Et deux ans après Linda, Laeticia a intégré l’équipe. Filleule de Dodo qui l’a informée de la place vacante, elle verra à son tour sa propre filleule devenir sa collègue quand Malhory sera engagée comme éducatrice en 2020. Une histoire de famille qui a ajouté une sympathique touche hispanique à la maison d’accueil, devenue au fil des années un carrefour interculturel qui n’a rien à envier au siège des Nations Unies !
Laeticia, Linda et Sevim, toutes trois, partagent le quotidien des femmes hébergées et des enfants. Linda me confie que les débuts n’ont pas été faciles d’un point de vue émotionnel. Et même au bout de dix, quinze ans, on ne s’habitue pas à certaines choses : quand une femme arrive au refuge le visage tuméfié par exemple. C’est ce qui marque le plus, me dit-elle.
A de nombreuses reprises, elles ont été témoins et certaines fois, par la force des choses, elles ont même été les actrices de scènes qu’on croirait sorties tout droit d’un scénario pour la télévision. Linda se souvient ainsi avoir caché des enfants dans l’arrière-cuisine pour les protéger d’un père violent qui accusait la mère de kidnapping. Dans un registre similaire, Sevim n’oubliera jamais cette intervention policière en grande pompe pour venir arrêter une mère hébergée accusée là encore d’avoir enlevé ses enfants. Le soir même, heureusement, la dame était relâchée. Mais la colère des professionnel·les présent·es ce jour-là était palpable : était-il vraiment nécessaire de traumatiser les petits de la sorte, avec toutes les difficultés qu’ils éprouvent déjà pour se reconstruire après avoir vécu dans un foyer marqué par les violences ?
Laeticia a quant à elle subi une agression dans le cadre d’un échange d’enfants. Le père, enragé de savoir son ex-femme sous la protection de Solidarité Femmes, a insulté la travailleuse et a tenté de la frapper, de lui cracher au visage, d’endommager le véhicule qu’elle conduisait. Tout cela devant les enfants. Cette fois-là, une plainte a été déposée.
Les souvenirs des trois collègues ne sont heureusement pas tous aussi sombres. Les plus lumineux, sans surprise, sont ceux liés aux tout petits. Laeticia le souligne : on voit certains d’entre eux grandir, on s’y attache inévitablement. Comme à M., deux ans, devenu le « VIP » du refuge au cours des derniers mois, me dit Linda. Laeticia et Sevim acquiescent : ce sera dur de le voir partir, l’émotion sera sans aucun doute au rendez-vous.
Sevim raconte que quand elle arrive, à 8 heures, elle est régulièrement accueillie par un tout petit qui la prend d’assaut un dessin à la main ou pour lui demander de jouer.
Ces petits moments suspendus sont précieux et contribuent à donner du sens à leur présence au sein de Solidarité Femmes.
Mais quand je leur demande ce qu’elles préfèrent dans leur travail, elles se recentrent toutefois sur l’aide apportée aux femmes plutôt qu’aux enfants. Linda met en avant les déménagements : ce sont des étapes importantes dans le parcours des survivantes, mais ce sont aussi des moments heureux. Les dames sont contentes, elles ne se sentent pas abandonnées car on les accompagne réellement dans ce nouveau départ, jusqu’à monter les meubles avec elles. Il n’est pas rare qu’une fois installées, elles invitent des travailleuses de l’association à venir leur rendre visite.
Laeticia évoque aussi la distribution des colis et cette impression d’apporter une aide concrète aux femmes qui en ont besoin.
Comme le dit Sevim, à la fin de la journée, tu as la sensation inestimable d’avoir fait plaisir.
Laeticia, Linda et Sevim ne dérogeront pas à la règle : je les interroge sur le féminisme, sur leur féminisme. Si Sevim met en avant les concepts d’égalité et de solidarité avec toutes les femmes, Laeticia adopte un vocabulaire plus guerrier : pour elle, il s’agit d’un combat. Pour elle aussi, les manifestations et les actions citoyennes comme celles de la campagne Ruban Blanc sont indissociables de ce combat. Linda m’avoue que c’est en travaillant pour Solidarité Femmes qu’elle a pris conscience de l’importance d’être féministe. Comme beaucoup de collègues, son lieu de travail a été pour elle une sorte d’école de la vie : elle y a appris beaucoup de choses.
Cette école du féminisme que représente Solidarité Femmes pour beaucoup, Sevim a commencé à la fréquenter quand elle était elle-même hébergée au refuge. Tout ce qu’elle a appris au fil des années, elle est heureuse maintenant d’avoir pu le transmettre à sa fille, une « vraie féministe », qui termine maintenant des études de psychologie et s’apprête à se consacrer professionnellement à la santé mentale des personnes qui solliciteront un jour ses services.
Notre entretien touche à sa fin et chacune d’entre nous se remet à vaquer à ses tâches du matin : le repas à préparer, des courses à faire, des colis à confectionner, des notes à remettre en ordre… Même si cette fois le prétexte n’était pas le percolateur ou l’armoire à bonbons et si notre conversation était guidée par mes questions et finalisées à la rédaction de ce triple portrait, je ressors de ce moment avec une conviction que partagent, je pense, mes trois collègues : c’est important de prendre du temps entre nous, de discuter. De se remémorer ensemble les souvenirs heureux et ceux qui font encore mal, qui nous tourmentent encore. Faire ça ensemble, briser nos solitudes. Se rappeler, même si nos parcours sont différents, à quel point notre engagement est important et a contribué à faire de nous les personnes que nous sommes aujourd’hui.
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