Comme Erica et Melina dont vous avez découvert les profils en septembre, Dolores – alias Dodo – est éducatrice de nuit et, quelques heures par mois, de jour aussi.
Dodo est une des « anciennes » de la maison. Elle a été en effet une des deux premières employées que l’association a pu engager en 1983. Le parcours de Dodo au sein de Solidarité Femmes s’est fait en deux temps, ce qui lui permet aujourd’hui d’avoir une vision claire et pleinement conscience du chemin parcouru par l’association. Elle a d’abord travaillé en tant que puéricultrice de 1983 à 1995 et, après une longue pause nécessaire pour ne pas se perdre, elle a été engagée de nouveau en 2009, en tant qu’éducatrice de nuit.
Dodo, depuis son plus jeune âge, rêvait de devenir institutrice maternelle. Pressée de prendre son envol, c’est finalement vers une formation de puéricultrice qu’elle s’est tournée. Elle avait les idées claires, Dodo : elle voulait s’en sortir, prouver à son papa qu’elle était capable de décrocher un diplôme et puis un beau travail. Et n’est-il pas merveilleux autant qu’indispensable de travailler au bien-être des plus petits ?
Quand elle me raconte ses débuts au sein de Solidarité Femmes, on a un peu l’impression que c’est le refuge qui est venu à elle et non l’inverse, que le destin y est pour beaucoup dans tout ça. A l’époque, elle n’avait jamais entendu parler de « violences conjugales ». Pas parce qu’elle a eu la chance d’en être épargnée, malheureusement, mais parce qu’au début des années 1980, c’était encore tabou. En apprenant par hasard l’existence d’un refuge pour femmes battues à La Louvière, elle réalise que ces violences sont omniprésentes autour d’elle, dans sa famille, proche et éloignée, en Belgique comme en Espagne. L’opportunité de travailler là-bas se présente à elle comme une aubaine pour comprendre, et peut-être aider.
Lorsqu’elle rencontre Christiane Rigomont, celle-ci lui annonce qu’elle va lui montrer « le bon côté des choses et puis le pire ». Le bon côté, c’était la nouvelle maison d’accueil, alors en travaux, mais qui offrait de belles perspectives et laissait présager d’intéressants développements. Le mauvais, c’était l’ancien refuge, localisé en plein centre-ville, et l’état dans lequel il se trouvait : un vrai capharnaüm. Le rôle de Dodo au sein de la maison était de veiller au bien-être des enfants, à leur hygiène et leur sécurité, mais aussi de leur donner un cadre, de veiller à ce qu’ils aillent au lit à un horaire décent notamment. Les femmes hébergées, au début, ne voient pas l’arrivée de Dodo d’un bon œil. Qui est cette étrangère qui vient se mêler de la façon dont elles éduquent leurs enfants et faire à leur place ce qu’elles pensent pouvoir faire seules ? Les méthodes éducatives et les principes d’accompagnement des victimes ne sont à l’époque qu’à leurs balbutiements, on n’a pas encore eu le temps de bien réfléchir à l’empowerment des survivantes, à l’importance de les soutenir et de les accompagner dans leur cheminement personnel, plutôt que de faire les choses à leur place. Ce n’est pas qu’on faisait mal les choses à l’époque, mais on partait de rien, et tout était encore à construire, à l’image de ce premier refuge où la confusion régnait en maître.
Pour Dodo, c’est dur, très dur. Après quinze jours seulement, elle hésite à partir. Mais quelque chose la retient : ce sont les enfants. Elle organise beaucoup de sorties avec eux, pour pallier au manque d’espaces adaptés au sein de la première maison. Elle apprend énormément à leur contact, car elle qui a été formée à prendre soin des bébés se retrouve à devoir s’occuper également de grands enfants. Elle adore ça.
Le déménagement dans la nouvelle maison d’accueil finit par la convaincre qu’elle a bien fait de rester. Elle a un espace à sa disposition pour s’occuper des enfants, elle reçoit également du matériel et peut enfin commencer à donner à son travail une réelle structure.
Mais encore une fois, dans les années 1980, la priorité est de mettre les choses en place, de consolider les fondations du projet et de répondre aux urgences. Un autre point qui fait défaut est le manque de formation du personnel. Dolores, au fil des années, se retrouve submergée émotionnellement et ne sait pas quoi faire de tout ce qu’elle reçoit. Alors elle le garde pour elle. Elle prend sur elle. Elle absorbe tous les problèmes des enfants sans arriver à mettre une distance salvatrice et en se sentant trop souvent démunie face aux horreurs que ceux-ci lui révèlent. Elle traverse en plus des moments très difficiles dans sa vie privée. Elle a du mal à garder la tête hors de l’eau, à ne pas se noyer. Quand elle se retrouve, impuissante, à devoir s’occuper de trois petits frères et sœur victimes d’inceste, c’en est trop pour elle. Elle prend une première pause de quelques mois. Mais cette pause ne sera pas suffisante, Dodo quitte son travail en 1996.
Pendant plusieurs années, Dolores va s’occuper d’elle et de ses enfants. Elle va remettre de l’ordre dans sa vie et dans sa tête. Elle va prendre le temps nécessaire pour se reconnecter à elle et pour aller mieux. Néanmoins, elle gardera toujours le contact avec le refuge, par l’entremise de son amie Graziella, qui la tient au courant de ce qui s’y passe.
En 2009, pour la deuxième fois, elle signe un contrat de travail pour l’association qui s’appelle désormais Solidarité Femmes et Refuge pour femmes battues. Sur le contrat, l’autre signature est celle de Josiane Coruzzi, la nouvelle directrice. Dodo intègre alors l’équipe des éducatrices de nuit, avec un peu de travail de jour, principalement avec les enfants. C’est une réalité toute nouvelle qu’elle découvre. Solidarité Femmes est devenue une structure importante et multifacette, reconnue des institutions, engagée dans des partenariats importants (notamment dans le cadre des Pôles de ressources en violences conjugales et intrafamiliales). Dodo va pouvoir finalement se former à la spécificité du travail avec les victimes de violences conjugales : formation au Processus de Domination Conjugale, à l’estime de soi… Elle va suivre aussi des formations portant sur les jeux coopératifs, le dessin… Autant d’outils qui vont l’aider dans sa pratique professionnelle : pour gérer des conflits, des frustrations d’enfants, mais aussi pour se positionner au mieux avec les femmes hébergées, dont le vécu est si spécifique. Pour prendre du recul et se protéger aussi. Désormais, elle peut aussi compter sur une équipe nettement plus étoffée, elle se sent plus entourée pour gérer certaines situations particulièrement difficiles. Si elle avait pu croiser ces trois petits frères et sœur qui l’ont tant bouleversée dans la deuxième partie de sa carrière, elle aurait certainement été plus outillée et mieux armée pour les aider sans se laisser entraîner personnellement dans leur souffrance. Elle aurait sans doute utilisé la technique de la « boite à secrets », apprise en formation. Elle aurait collaboré avec Rita. Elle se serait sentie moins seule avec tout ça.
De la première partie de sa carrière, néanmoins, Dodo garde aussi des bons souvenirs. Avec Graziella, dans les années 1990, elle embarquait les femmes hébergées au karaoké. Cette activité, en plus de leur offrir un moment de divertissement, leur permettait de renforcer leur estime de soi : pas facile, pour ces femmes, de monter sur scène et de chanter devant un public… Un petit challenge qui leur faisait du bien.
Elle se remémore aussi avec enthousiasme les ateliers « sorcières » avec Tina. Les deux collègues, avec la collaboration des femmes hébergées, confectionnaient des poupées en forme de sorcières – un clin d’œil à une insulte récurrente adressée aux féministes. Tina cousait les costumes et Dodo, en atelier avec les femmes, s’occupait des têtes. Le 8 mars, leurs réalisations étaient exposées et mises en vente.
Elle se souvient aussi des semaines précédant la Saint Nicolas – une fête qui encore aujourd’hui constitue un moment-clé de la vie de l’association, réunissant travailleuses, femmes hébergées et ex-hébergées et évidemment les enfants. Dans les années 1980 et 1990, l’association ne recevait pas comme aujourd’hui des sommes d’argent en dons pour acheter des jouets neufs, elle recevait des jouets de seconde main. Toujours avec Tina, Dodo passait des heures à laver les petites voitures et les figurines, à rhabiller et peigner les poupées, à redonner une seconde vie à tous ces objets pour que les enfants de la maison d’hébergement soient heureux le 6 décembre.
8 mars, Saint Nicolas… Dodo a toujours aimé travailler en fonction du calendrier et par thématiques. Encore maintenant, elle articule son travail avec les femmes comme avec les enfants autour des fêtes et des moments importants qui ponctuent l’année : le Carnaval, Pâques, le Ramadan, la rentrée des classes, Halloween, Noël… Sans obligation, elle essaie d’impliquer les femmes dans tout ce qu’elle entreprend avec et pour les enfants. Dans ces moments de travail intergénérationnel, elle veille à amener les participant·es, adultes et enfants, à vivre le moment présent et à resserrer les liens qui les unissent, à faire comme si, pendant un court moment, les problèmes des « grands » n’existaient pas. Dodo me rappelle en effet à quel point il est important de protéger les enfants des difficultés que vivent leur mère, en tant qu’adulte. Ils ne devraient ni voir ni entendre certaines choses. Et malheureusement beaucoup de pères violents ne comprennent pas cela : ceux qui sans scrupules sapent tout le travail réalisé par l’équipe éducative à la maison d’accueil dans le cadre de leurs droits de visite ou de garde.
Aujourd’hui, Dodo se sent épanouie dans son travail. La salle de jeux est son cocon, les cris d’enfants ne la fatiguent pas, bien au contraire : ils sont pour elle comme une douce musique indispensable à son propre équilibre.
D’ailleurs elle me confie redouter le moment où elle devra prendre sa pension. Le contact avec les enfants et celui avec les femmes hébergées lui manquera beaucoup.
Mais elle a une astuce, Dodo : au sein de l’équipe, il y a Malhory, sa fille (Dodo a quatre enfants et est aussi grand-mère !), qui a été engagée comme éducatrice pour travailler avec les enfants de la maison d’accueil principalement. Dodo se retrouve en Malhory et ça lui fait plaisir. Elle se dit que quand elle ne travaillera plus, Malhory pourra la tenir au courant de ce qui se passe chez Solidarité Femmes.
Pour Dodo, qui y est entrée il y a 40 ans, Solidarité Femmes est plus qu’un travail. L’asbl est inextricablement liée à sa vie personnelle, et peut-être encore plus maintenant qu’elle voit Malhory marcher dans ses pas.
Récemment, en attendant deux enfants de la maison d’accueil à la sortie de l’école, elle a été interpellée par un jeune papa : « Dodo, tu ne te souviens pas de moi ? » A l’âge de son propre fils, il avait été hébergé au refuge avec sa maman. Il n’a jamais oublié Dodo.
Ce n’est pas la première fois que ça lui arrive, de recroiser, devenus adultes, des enfants dont elle s’est occupée au refuge. Mais c’est mieux quand cela arrive comme cette fois-là devant le portail d’une école. Malheureusement, certaines jeunes femmes sont retournées au refuge des années plus tard en tant que victimes de leur conjoint, après l’avoir été de leur père quand elles étaient enfant (un enfant n’est jamais simple témoin des violences conjugales, il en est toujours une victime collatérale). Mais Dodo garde espoir : le travail thérapeutique et éducatif accompli avec les enfants, qui s’est amélioré et complexifié au fil des années, aura un impact sur elles et eux malgré tout et les aidera à éviter les violences conjugales quand ils et elles seront adultes.
Nous l’espérons tou·tes.
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