Melina et Erica

Erica et Melina, ce sont « mes Italiennes ». Elles ne sont pas les seules à avoir des origines transalpines au sein de l’équipe – il y a aussi Veronica, Graziella, Tina… – mais Melina, c’est la collègue avec qui je parle en italien quelques fois et Erica c’est celle qui a décidé cet été de tenter la grande aventure de l’expatriation dans la botte. Elle posera bientôt un choix important : revenir à La Louvière ou continuer son aventure en Lombardie.

Erica et Melina ont aussi en commun d’exercer la même fonction : elles sont éducatrices et, avec Dodo (et maintenant Linda qui remplace actuellement Erica), elles forment l’équipe de nuit de la maison d’accueil. Elles complètent leur horaire mensuel par un peu de travail de jour et par une permanence à la ligne d’écoute (0800 30 030).

Enfin, un troisième point commun les unit : elles ont intégré l’équipe de Solidarité Femmes il y a exactement dix ans. Elles ont l’une et l’autre été engagées en 2012. Erica y avait fait son stage de fin d’études, Melina y est arrivée après deux premières expériences professionnelles dans l’aide à l’enfance et dans une administration publique.

Le travail de nuit, concrètement

Les « nuits » d’Erica et Melina (et Dodo et Linda) au refuge commencent entre 18 et 20h suivant le calendrier et se terminent le lendemain matin à 8h. Une semaine sur trois, les trois éducatrices de nuit, à tour de rôle, enchaînent sept nuits d’affilée. Elles ne se croisent pratiquement jamais, si ce n’est quelques fois par mois au cours de leurs prestations de jour.

En pratique, la soirée commence généralement avec la routine du soir des enfants : la toilette et la mise au lit. Les éducatrices offrent un appui pour les mamans, elles ne se substituent à elles en aucun cas. Mais elles peuvent par exemple s’occuper de l’aîné·e tandis que la maman répond aux besoins du ou de la cadet·te et vice-versa. Le samedi, les enfants ont la permission d’aller dormir plus tard : l’éducatrice présente en profite pour organiser une activité avec eux, avec ou sans les adultes. L’éducatrice de nuit s’occupe aussi de l’encadrement des appels aux pères prévus en soirée si aucun droit de visite n’a été établi. Ces appels généralement se font à la demande de l’enfant et avec le consentement de la mère (qui s’y oppose rarement, me précise Melina). Un encadrement est nécessaire pour éviter toute tentative de manipulation de la part du père sur l’enfant (pour soutirer des informations sur le lieu où se trouve la mère, pour la décrédibiliser, etc.).

Une fois les enfants au lit, c’est la routine du soir des femmes hébergées qui se met en place : les mères préparent le lunch des enfants pour le lendemain, l’ensemble des femmes réalise les tâches ménagères qui leur ont été assignées individuellement suivant une tournante… Les éducatrices veillent à ce que tout se passe bien et se rendent disponibles pour un éventuel coup de main. En soirée, l’éducatrice offre un soutien logistique… mais aussi et surtout une écoute. La nuit tombée, quand les plus jeunes dorment, le calme règne dans la maison. Le soir est propice aux confidences. Erica me dit que la relation aux femmes hébergées en soirée est différente de celle qu’on peut entretenir avec elles en journée : cette relation est beaucoup plus intime le soir venu. Les éducatrices de nuit ont un rapport de proximité très fort avec les hébergées. J’ai pu le constater moi-même quand Melina m’a accueillie un soir pour me faire visiter la maison d’accueil et me parler de son travail, au début de ma propre aventure professionnelle au sein de Solidarité Femmes (à lire ici).

Le soir et la nuit sont des moments particuliers, oui, et ils ne sont pas toujours vécus de la même manière par toutes les femmes. Pour certaines en effet la nuit est source d’angoisses. Elle réactive les mauvais souvenirs. Certaines femmes n’arrivent pas à se reposer en raison de cauchemars récurrents. D’autres en revanche trouvent dans la nuit un moment d’apaisement.

Melina, Erica et leurs collègues de nuit offrent aux femmes qui ont envie de parler une écoute bienveillante. Elles jouent aussi le rôle de tremplin et d’intermédiaires vers Emilie qui est psychologue au sein du refuge ou vers Sandrine, la juriste.

Pour détendre l’atmosphère et évacuer les tensions dans la bonne humeur, l’éducatrice de nuit organise parfois une activité spéciale pour les femmes hébergées : un atelier créatif, une soirée-cinéma, mais aussi des petites fêtes pour célébrer l’anniversaire de quelqu’un, le départ de quelqu’un d’autre, etc.

L’éducatrice de nuit assure également une permanence téléphonique, le numéro de la maison étant accessible 24 heures sur 24 (064 21 33 03). Elle reçoit ainsi des demandes d’hébergement ou des demandes d’informations de la part de victimes ou de témoins. Parfois des femmes appellent simplement car elles ont besoin de parler à quelqu’un. Parfois ce sont d’anciennes hébergées qui passent un coup de fil en soirée pour donner de leurs nouvelles ou pour une information quelconque.

Enfin, l’éducatrice de nuit est présente pour accueillir les nouvelles hébergées qui arrivent entre 20h et 8h. Les femmes victimes de violences conjugales qui arrivent à la maison d’accueil en pleine nuit y sont généralement envoyées par la police. Elles le sont parfois aussi par l’hôpital où elles ont été soignées suite aux blessures infligées par leur conjoint. Dans d’autres cas, la dame arrive par ses propres moyens et on lui donne alors rendez-vous dans un endroit neutre, afin d’éviter toute fuite d’informations relative à l’adresse exacte de la maison d’accueil, qui est tenue secrète.

Le rôle de l’éducatrice quand une femme arrive au refuge en soirée ou pendant la nuit est avant tout de la rassurer. Se savoir en sécurité pour cette dernière n’a pas de prix. Aussi, la nouvelle hébergée a généralement besoin, quand elle arrive, tout simplement de s’assoir… et souffler.

Le départ du domicile est toujours compliqué et l’arrivée au refuge peut s’avérer impressionnante : les femmes sont catapultées dans un endroit inconnu habité de personnes inconnues, et elles y arrivent bien souvent sans le moindre bagage, car elles n’ont pas toujours eu le temps ni la possibilité de préparer leur départ.

L’éducatrice présente leur donnera alors ce dont elles ont besoin dans l’immédiat : le nécessaire de toilette, un pyjama… Elle veillera à faire en sorte que la « nouvelle » se sente chez elle. Pour ce faire, elle peut généralement compter sur la bienveillance des autres femmes hébergées.

Quand le matin arrive, Melina ressent souvent la nécessité de rester encore un peu dans la maison d’accueil, d’attendre les collègues à qui elle passera le relais, pour débriefer autour d’un café. Pour déposer aussi ce qu’elle a accumulé au fond d’elle pendant la nuit et ne pas se retrouver seule avec tout ça. Pour le plaisir de voir les collègues aussi !

Souvenirs marquants, difficultés et aspects positifs de leur travail

Erica me raconte que, par rapport à ses autres terrains de stage, elle a été conquise par le caractère diversifié de sa fonction chez Solidarité Femmes mais aussi et surtout par la possibilité de voir concrètement les fruits de son travail : les membres de l’équipe éducative sont là quand les femmes arrivent au refuge, souvent dans un état déplorable. Ils et elles sont témoins de leur reconstruction progressive au fil des semaines et des mois passés à la maison d’accueil. Enfin ils et elles assistent au départ de ces femmes, à leur envol pour une nouvelle vie. C’est tout un processus : une sorte de renaissance qui fait suite à un sauvetage.

Elle me donne l’exemple de Safia* qui s’en serait allée quelques jours après notre entretien, avec son petit garçon. Avec le sourire, Erica repense aussi à Carmela* qui se plaignait tellement du manque d’intimité et du bruit pendant son séjour… et qui était pourtant si nostalgique de quitter la maison d’accueil une fois son moment arrivé.

A ma question de savoir ce qu’elle préfère dans son travail, Erica me répond sans surprise le contact humain avec les femmes et les enfants et tout ce qu’elle apprend à leur contact. Sa réponse fait écho avec le ressenti de Melina qui met elle aussi en avant tout ce que les femmes lui ont apporté et les découvertes qu’elle a pu faire, notamment au contact des femmes d’origine étrangère ou de confessions religieuses différentes. Le Ramadan est devenu une de ses fêtes préférées !

Erica et Melina adorent l’une et l’autre le contact avec les enfants : les câlins du soir, leur accueil chaleureux… Comme beaucoup de collègues, les deux éducatrices m’évoquent la difficulté de mettre une barrière avec les enfants, de maintenir une distance professionnelle. Erica me confie qu’une des difficultés majeures de son travail réside dans le fait de devoir trop souvent assister aux tentatives de manipulation des enfants de la part de leur propre père dans le seul but de continuer à exercer leur violence sur leur ex-femme. Elle me dit qu’elle n’arrive pas à comprendre comment ceux-ci peuvent utiliser leurs enfants de cette manière, sans se poser la question du mal qu’ils leur font. Elle se souvient de la fille de Kenza*, de son agressivité à l’égard des travailleuses et des travailleurs : la petite était totalement manipulée par son père. La libérer de ce poids et lui restituer une position d’enfant : tels furent à l’époque les objectifs des membres de l’équipe, avec des résultats discrets malgré des cicatrices encore à vif à distance de plusieurs années.

La charge émotionnelle est importante dans les fonctions exercées par Erica et Melina, et il n’est pas toujours facile de faire face à certaines situations et d’établir la juste distance afin de se protéger soi-même.

Melina me raconte qu’elle était là le jour où une des dames hébergées a commis une tentative de suicide. Avec une collègue, elle est intervenue pour préserver les enfants, présents eux aussi, en pensant qu’il était trop tard. Pour épargner les femmes hébergées également, déjà très fragiles. Heureusement la dame a survécu à son terrible geste. Pour les travailleuses et travailleurs présents ce jour-là, cet événement a été difficile à surmonter. Melina arrive seulement à en parler maintenant, plusieurs années après les faits.

Elle a heureusement aussi des tas de souvenirs heureux et la gravité sur son visage cède la place à un large sourire à l’évocation de cette fois où elle a pu tester, littéralement sur sa peau, les limites de l’éducation bienveillante ! En bonne éducatrice, comme on le lui avait appris, elle s’était agenouillée pour se mettre à la hauteur de l’enfant en colère qu’elle voulait raisonner. Mais c’était aussi la hauteur idéale pour recevoir en plein visage un crachat de l’enfant : un geste tellement surprenant sur le moment qu’elle en parle encore en rigolant. Elle en rit avec le principal intéressé d’ailleurs, qui a bien grandi depuis, mais se rappelle encore de son geste irrévérencieux. Lui et sa maman, Melina les revoit à des occasions précieuses comme la Saint Nicolas qui réunit les anciennes hébergées et l’équipe du refuge.

Quand je demande à Erica qui s’apprête à quitter l’équipe pour partir en Italie quels sont les souvenirs du refuge qu’elle emmènera avec elle dans ses valises, elle me répond les fêtes de départ et les anniversaires en soirée, ces moments d’insouciance et de légèreté au cours desquels les femmes dansent et sont heureuses. Erica me dit qu’elle admire leur capacité à sourire encore, malgré tout.

10 ans chez Solidarité Femmes : un coup d’œil dans le rétroviseur

Erica et Melina travaillent pour Solidarité Femmes depuis dix ans. Une décennie, c’est quelque chose. L’une et l’autre ont été témoins de l’évolution de l’association, de ses nombreux développements : elles étaient là quand Solidarité Femmes, avec le CVFE et Praxis, ont repris la gestion de la ligne d’écoute 0800 30 030. Elles ont vu l’offre de formation des pôles de ressources s’étoffer progressivement. Elles ont vu le service ambulatoire grandir au fil des années – Melina me cite en exemple le travail que Rita y développe avec les enfants.

Dans le rétroviseur, le regard de l’une et de l’autre s’arrête aussi longuement sur la crise sanitaire. Elles sont toutes deux fières de la manière dont l’équipe a su y faire face. Elles retiennent aussi la solidarité à toute épreuve entre les collègues pour pallier aux absences quand des cas de positivité éclataient au sein de la maison. Erica se souvient de la maison supplémentaire que Josiane, la directrice, a réussi à obtenir pendant cette période critique.

A propos de Josiane, Erica me dit être admirative de sa capacité de rebondir et de s’adapter, tout le temps, quelles que soient les difficultés.

Sur les dix ans écoulés, Melina me rappelle aussi le cap important des quarante ans de Solidarité Femmes en 2019 : une belle étape dans la vie de l’institution. Cette année-là, différents événements ont été mis sur pieds, dont un colloque international sur les violences post-séparation qui a mobilisé l’équipe entière.

Et en ce qui concerne les violences conjugales, en dix ans, ont-elles l’impression que quelque chose a changé ? Melina a l’impression qu’on en parle beaucoup plus, que les campagnes gouvernementales, les formations des pôles ou encore les animations en milieu scolaire ont contribué à libérer la parole.

Erica porte un regard moins optimiste que sa collègue : elle déplore une certaine stagnation du problème. Elle espère évidemment qu’en parler plus fera changer les mentalités, mais quand elle entend les retours de Veronica après ses animations dans les écoles, notamment sur le contrôle vestimentaire, elle me dit ne pas être si sûre qu’on avance vers un mieux…

Leur engagement féministe

Notre conversation touche à sa fin et comme je l’ai fait lors de mes entretiens précédents avec leurs autres collègues, je pose à Erica et Melina la question suivante : « vous définiriez-vous comme féministes ? »

L’une et l’autre réagissent avec la même spontanéité et me répondent sans hésiter une seconde : « Evidemment ! C’est un peu la base de notre travail ! Si tu ne l’es pas, qu’est-ce que tu fais là ? » (Melina), « je ne comprendrais pas qu’on ne le soit pas ! » (Erica)

Être féministe, pour Melina, c’est un combat quotidien pour faire valoir nos droits en tant que femmes. C’est un combat pour l’égalité entre les femmes et les hommes. C’est lutter contre les stéréotypes qui inondent notre société actuelle, contre toutes ces étiquettes affligeantes.

Elle fait le constat que plus on avance et plus la société semble reculer. L’actualité américaine relative au droit d’avorter est un exemple parlant : n’est-il pas aberrant qu’il faille encore se battre pour un droit comme celui-ci ?

Travailler chez Solidarité Femmes a clairement amplifié sa vision féministe. Elle sent qu’elle porte un regard désormais plus pointu sur les choses, qu’elle est mieux outillée aussi pour déceler les signaux d’alarme.

Au fil des années, Melina a également appris à réagir de manière différente face à des interlocuteurs ou des interlocutrices empreint·es de préjugés. Le fameux « elle n’avait qu’à partir » par exemple :  on l’entend partout, y compris dans des milieux professionnels en contact direct avec les victimes. L’agacement du début chez Melina a cédé le pas à la volonté de sensibiliser en discutant avec ces personnes. Elle me dit que parler des violences conjugales est fondamental.

Erica quant à elle a pris pleinement conscience de son féminisme grâce à Solidarité Femmes. Avant d’y travailler, elle ne se posait pas vraiment de questions, même si, instinctivement, elle portait déjà ces valeurs. Travailler pour Solidarité Femmes lui a permis de nommer son engagement féministe et de réaliser l’importance de le revendiquer.

Elle aussi fait allusion à l’actualité américaine : ce qui nous semble acquis ne l’est jamais vraiment.


Quand Diego, le petit garçon de Melina, avait environ 4 ans, il a demandé à sa maman ce qu’elle faisait comme travail. Voici sa réponse :

« Maman, elle travaille dans une maison qui s’appelle un refuge. Un refuge, c’est un endroit où on met en sécurité les gens pour ne pas qu’on sache les retrouver. Maman s’occupe de madames qui arrivent là parce que leur amoureux n’est pas gentil. Parfois ces personnes là sont aussi méchantes avec les enfants. C’est inacceptable. Donc nous on les aide et on fait tout ce qu’il est possible de faire pour ne plus qu’ils aient à vivre ça. »

Oui, Erica et Melina, comme l’ensemble de leurs collègues, portent cette mission : faire en sorte que ces femmes et ces enfants qui sont amenés à frapper à notre porte, que ce soit à la maison d’accueil ou à l’ambulatoire, n’aient plus à vivre cela.

* Prénoms d’emprunt


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