
Julie est une écoutante de la Ligne Ecoute Violences Conjugales (0800 30 0 30) et est aussi, depuis janvier 2023, la personne en charge des rendez-vous de pré-admission pour l’hébergement et des premiers accueils au sein du service ambulatoire. En pratique, elle a repris, à mi-temps, une grande partie du travail confié à Mireille jusque son départ à la retraite en décembre 2022. Les dames qui se présentent pour la première fois au service ambulatoire – qu’il s’agisse d’une démarche spontanée ou qu’elles y aient été orientées par des professionnel·les – passent ainsi dorénavant dans le bureau de Julie avant d’être éventuellement réorientées vers l’équipe thérapeutique ou vers la maison d’accueil et d’hébergement. Cette première étape peut se limiter à un seul entretien ou peut déborder dans certains cas sur deux ou trois rendez-vous. En premier accueil, Julie est là pour recueillir la parole des dames et pour répondre à leurs questions, pour tenter de déterminer aussi, avec elles, les besoins qui sont les leurs et la manière de pouvoir y répondre, au sein de Solidarité Femmes ou en dehors de l’offre de services proposés par l’asbl.
Un stage qui marquera le début d’une longue aventure
Julie intègre Solidarité Femmes d’abord en tant que stagiaire. Nous sommes en 2007 et elle termine sa formation d’éducatrice spécialisée. Avant d’entreprendre son parcours formatif au sein de l’enseignement de promotion sociale, Julie a connu le travail à la chaîne en usine. Elle découvre ainsi une réalité radicalement autre dans une deuxième phase de sa vie professionnelle, même si son choix d’études n’est pas sans rappeler ses rêves d’adolescente et ses anciens projets de devenir institutrice. Julie avait le souhait, depuis longtemps, de travailler avec des enfants.
Elle voulait aussi explorer la question des violences conjugales dans son TFE et Solidarité Femmes, par rapport à d’autres associations, l’attirait en raison de son engagement féministe affiché et revendiqué. Julie me dit qu’elle se souviendra toute sa vie de son premier jour de stage : ayant préalablement eu un entretien avec Graziella à la Maison des Femmes, rue de Bouvy, elle croyait naïvement que le refuge se trouvait au même endroit et c’est avec surprise qu’elle découvre qu’il est localisé dans un lieu différent, à l’adresse cachée. Julie ressent directement le caractère familial de la structure et s’intègre immédiatement à l’équipe. Aussi, elle se retrouve à s’occuper beaucoup des enfants – ce qu’elle avait toujours désiré – et le fait avec Olivier, un ancien éducateur qui ouvre les yeux de Julie sur certains aspects inconnus du métier. Elle apprend énormément à son contact et forme avec lui un duo qui repose sur des valeurs comme la bienveillance et le dialogue. Julie sent qu’elle a trouvé sa place. Et l’équipe sent certainement qu’elle a trouvé Julie vu que Josiane, la directrice, lui propose un engagement alors qu’elle n’a pas encore tout à fait son diplôme en poche.
Educatrice de nuit, éducatrice de jour
Julie va exercer la fonction d’éducatrice de nuit pendant un an. Elle aime le caractère non figé de son travail et le privilège qui est le sien de pouvoir être témoin de première ligne de l’évolution des femmes hébergées – une évolution littéralement visible. Les femmes rencontrées au cours de cette année la marqueront à jamais. Julie découvre qu’il n’y a pas de limite au mal, mais cette révélation, au lieu de la déprimer, va lui donner encore plus l’envie d’aider ces femmes. Si elle arrive sans trop de difficultés avec les adultes à garder une certaine distance – essentielle pour pouvoir agir efficacement et dans l’intérêt des personnes autant que pour se protéger –, elle a beaucoup plus de mal à maintenir cette même distance émotionnelle avec les enfants, sa corde sensible. Voir repartir un enfant chez son père ou son beau-père est douloureux. Mais Julie et ses collègues ne peuvent qu’accepter la décision de la maman, toujours seule et unique maitresse de ses choix.
Après une année à « faire les nuits » comme on dit dans le jargon, Julie est appelée à exercer la fonction d’éducatrice de jour, travaillant principalement avec les enfants.
Ecoutante à la ligne
Mais quand Solidarité Femmes reçoit la co-gestion de la ligne d’Ecoute Violences Conjugales avec le CVFE et Praxis, elle se propose immédiatement pour faire partie des écoutantes, à raison de quelques heures chaque semaine. Julie ressent en effet le besoin de s’éloigner à certains moments du brouhaha constant du refuge et les pauses à la ligne d’écoute ont un côté apaisant. Aussi, elle redécouvre le travail avec des adultes exclusivement et ce n’est pas pour lui déplaire. Enceinte de sa petite dernière, elle demande qu’on lui augmente ses plages d’écoute et les choses naturellement l’amènent à un mi-temps consacré à la ligne. Elle complète alors son horaire par du travail administratif d’encodage des dossiers des femmes hébergées.
A la ligne, Julie entend souvent le même discours : la dame au bout du fil affirme que c’est la première fois que quelqu’un l’écoute et la croit. Être entendue et crue : c’est un soulagement énorme pour les femmes qui subissent la violence dans le secret, voire l’indifférence. Julie comprend à quel point la ligne est salvatrice pour beaucoup de femmes.
Quelques temps plus tard éclate la crise sanitaire et Julie en garde un souvenir marquant. Ses heures à la ligne d’écoute et sa permanence au tchat sont assurées durant un certain laps de temps depuis son domicile. D’une certaine manière, elle emmène les femmes victimes chez elle, dans son salon, avec ses propres enfants à ses côtés. Durant cette période qui restera à jamais gravée dans nos mémoires, elle expérimente comme beaucoup le télétravail mais elle brise aussi la vitre de protection symbolique posée jusqu’alors entre sa vie privée et une vie professionnelle à la charge émotionnelle lourde. C’est un peu difficile à vivre au début, et puis évidemment on s’habitue…
De nouveaux défis au sein du service ambulatoire
Quand en janvier 2023 l’opportunité se présente pour Julie d’abandonner son travail administratif pour reprendre une partie du travail de Mireille, elle la saisit avec enthousiasme, comme un nouveau défi. Cette nouvelle fonction lui donne aussi la possibilité de dépasser la barrière de l’anonymat indissociable de la ligne d’écoute (pour la personne qui appelle le 0800 30 0 30, Julie n’est qu’une voix sans visage et sans nom ; de même, à l’autre bout du fil, on ne demandera jamais à la personne de décliner son identité). L’implication émotionnelle est différente, la conversation téléphonique tend à dissimuler la presque totalité du non-verbal pourtant fondamental dans l’instauration d’un lien entre deux êtres humains. « Il y a, me dit-elle, quelque chose de beaucoup plus touchant quand tu as la personne en face de toi ». Aussi, son travail ambulatoire lui autorise un suivi qui est inexistant à la ligne d’écoute. Elle me raconte ainsi avoir croisé hier à la maison d’accueil une des premières dames reçues en ambulatoire en janvier. A l’époque cette dame pensait que sa vie était finie, elle avait même élaboré un scénario de suicide. Hier Julie a vu sur son visage un sourire immense, un sourire qui sentait bon l’espoir. Ce suivi n’a pas de prix.
Le sourire de R., la lettre de L.
Le sourire de R., c’est certain, restera à jamais gravé dans la mémoire de Julie : un souvenir qui ira rejoindre tous les autres – certains tristes et déchirants, révoltants, d’autres beaucoup plus heureux. Comme celui lié à l’histoire de cette dame âgée, L., victime des violences de son conjoint pendant plus de trente ans. Elle avait fait semblant d’être en train de préparer le repas – un simulacre pour ne pas laisser croire qu’elle avait quitté le domicile volontairement et pour toujours. Elle a marché plus de dix kilomètres jusque chez son fils. Elle n’avait sur elle qu’un billet de 5 euros, une photo et sa carte d’identité. De la maison de son fils, elle a été accompagnée directement à la maison d’hébergement de Solidarité Femmes. Son mari ne voulait pas qu’elle se coupe les cheveux, elle portait une longue tresse blanche. Au refuge, elle a coupé sa tresse et teint ses cheveux. Julie et ses collègues de l’époque ont assisté à la renaissance de cette dame, à un âge où certains et certaines pensent à tort qu’il est trop tard pour changer le cours des choses. Au terme de son hébergement, elle a emménagé dans un petit appartement, son premier rien qu’à elle. Elle a écrit une lettre de remerciement aux membres du personnel de Solidarité Femmes. Julie en a pleuré. Quand elle repense à des histoires comme celle de L., elle se dit que son travail n’est pas vain, elle se dit qu’avec ses collègues, elle a contribué à sauver des vies. Oui, parmi toutes celles qui ont frappé un jour à la porte de Solidarité Femmes, qui ont composé le numéro de la ligne d’écoute, des femmes ont réussi à se sauver, à ne pas mourir. Comme M., une autre dame qui est arrivée complètement éteinte au refuge et qui a réussi à renaitre à la vie tel un papillon, qui rayonne désormais, qui a choisi son destin, dans un autre pays que la Belgique. Julie me dit que c’est une chance d’être témoin de ces transformations.
« Le plus beau jour de ma vie »
Quand elle dit qu’elle travaille dans un refuge pour femmes victimes de violences conjugales, les réactions ne sont jamais indifférentes. Mais la plupart du temps, me dit Julie, ses interlocuteurs et ses interlocutrices se focalisent sur le négatif, sur les aspects difficiles de son travail. Il comporte pourtant des moments positifs qui justifient à eux seuls son engagement au sein de Solidarité Femmes depuis plus de quinze ans.
Je vois dans ses yeux un nouveau souvenir affleurer : celui d’une visite d’échanges avec le refuge du CPVCF de Bruxelles. Les enfants de la maison d’accueil de Solidarité Femmes, avec ceux du CPVCF, avaient passé un moment de détente tous ensemble et en toute simplicité dans un des nombreux parcs de la capitale. Au terme de la journée, un garçon de 12 ans, au seuil de l’adolescence, lui avait dit : « Julie, c’est le plus beau jour de ma vie. »
Ces souvenirs heureux sont le moteur de Julie, tout comme l’est aussi le sentiment de faire partie d’une équipe, de ne pas être seule. Le travail d’équipe, c’est aussi ce qui donne une force inégalable au travail effectué pour et avec les survivantes. Ensemble, on va plus loin, c’est indéniable. Ensemble, on arrive aussi à tenir le cap, à ne pas lâcher prise. Julie y arrive notamment grâce à l’humour de Vero, puissant, libérateur. Vivre des choses fortes avec ses collègues, que ces choses soient positives ou qu’elles soient négatives, ça crée un lien unique au sein de l’équipe. On peut avoir des désaccords, mais on sait qu’on est toutes et tous là pour la même cause, qu’on regarde ensemble dans la même direction en quelque sorte.
Une éducation féministe, des proches inspirantes… et un futur égalitaire à construire aujourd’hui
Julie n’a pas découvert les valeurs féministes en intégrant Solidarité Femmes. Elle a eu la chance d’avoir des parents féministes, qui lui ont donné une éducation féministe. Elle est tombée de haut à l’âge de 18 ans, quand elle s’est rendu compte que son petit copain de l’époque ne partageait pas sa vision des choses. Elle s’est vite aperçue d’un décalage énorme entre ses valeurs et ses convictions profondes et ce que lui renvoyaient les gens et la société en général. Pouvait-on vraiment nier qu’il y a encore tellement de boulot à abattre pour arriver à l’égalité ? Toute jeune, elle a dû prendre acte du fait que trop de personnes autour d’elle s’obstinaient à ne pas vouloir regarder la réalité en face ou ne souhaitaient simplement pas voir bouger les lignes.
Les femmes de sa famille ont été pour elle des modèles inspirants, des modèles d’indépendance par rapport aux hommes. « Ces femmes, me dit-elle, sont avec moi aujourd’hui. »
Elles sont avec Julie en entretien lorsqu’une jeune femme à peine majeure vient lui raconter avoir été victime de revenge porn. Elles sont aux côtés de Julie lorsqu’elle passe une heure et demie, deux heures parfois, à écouter au téléphone une dame victime de violences qu’elle n’entendra peut-être plus et qu’elle ne verra jamais. Elles étaient à ses côtés lorsqu’elle travaillait à donner aux enfants du refuge une autre vision du monde et des rôles qu’on peut choisir d’endosser, quel que soit son genre ou son sexe.
Elles sont tout près de Julie lorsqu’elle regarde sa petite fille et se dit qu’à sa manière, avec son engagement et ses valeurs, elle contribue à faire en sorte que celle-ci puisse bénéficier des mêmes chances que ses grands frères dans sa future vie de femme. En quelque sorte, Julie apporte sa petite pierre au grand édifice de l’égalité.
Le féminisme de Julie, les modèles féminins familiaux de son enfance et de sa jeunesse, les collègues qui l’épaulent au quotidien et tous les papillons qu’elle a vu prendre leur envol au cours des quinze dernières années… voilà ce qui la fait continuer à tenir le gouvernail et à avancer, qu’il fasse soleil ou qu’il pleuve à verse, en pleine tempête comme quand la mer est momentanément calme, vers un horizon qu’on souhaite toutes et tous finalement et pleinement égalitaire.

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