Laila, deux ans après

J’ai rencontré Laila pour la première fois au mois de juin 2021 et nous avons travaillé ensemble à l’écriture de son témoignage pendant plusieurs semaines. Le texte a été publié en novembre 2021, à l’occasion de la mise en ligne du Carnet de bord.

Deux ans plus tard, je retrouve Laila au service ambulatoire. Elle a accepté de faire le point sur son évolution, au cours des deux années qui viennent de s’écouler.

La première chose qui me frappe, quand je la fais entrer, c’est son sourire. Je ne l’avais jamais vue sourire que par les yeux, en raison de la crise sanitaire qui nous imposait alors le port du masque. Je retrouve néanmoins son beau regard souligné par le khôl et sa silhouette gracile, les mêmes qu’il y a deux ans. Laila porte toujours son voile noir sur ses cheveux mais dans ses baskets aujourd’hui des chaussettes blanches ! Elle plaisante avec ça, faisant allusion à un détail du récit qui a uni nos chemins il y a deux ans.

Nos retrouvailles sont émouvantes. Le recueil d’un témoignage, du côté de celle qui parle comme du côté de celle qui écoute, impose une intimité directe et précipitée. Laila m’a fait rentrer dans sa vie, dans son enfance, dans son enfermement, dans sa souffrance et dans sa libération. Ce n’est pas rien.

Je la vois émue de me revoir mais émue aussi de retrouver le service ambulatoire. Cela fait plus d’un an qu’elle n’est plus venue voir Graziella. Elle se souvient de son immense souffrance la première fois qu’elle a franchi la porte du service. Et Graziella était là. Laila me dit ressentir une grande reconnaissance. « J’ai beaucoup d’amour pour cet endroit. » Elle a les larmes aux yeux en me le disant.

« Pour guérir, il faut d’abord affronter la douleur. »

Cela fait cinq ans maintenant que Laila est séparée. Elle a vécu quatorze ans de violences conjugales. Quatorze ans d’enfermement, de solitude, d’humiliations, de coups, de brimades. Avant de rencontrer son ex-mari, elle avait déjà subi, au Maroc, des violences intrafamiliales, un manque cruel d’amour. Elle rêvait de s’éloigner des siens, de rejoindre l’Europe, de goûter, enfin, au bonheur. Elle est finalement passée d’une prison à une autre.

Il y a cinq ans, Laila quittait son mari et trouvait refuge au Foyer de Charleroi avec ses trois enfants.

Cinq ans plus tard, je lui demande comment elle se sent. Sans réfléchir, elle me répond : « nouvelle ». Et puis elle se corrige : « vraie ». Il n’y a rien de nouveau finalement : ce qui est aujourd’hui a toujours été là, mais était comme endormi. « J’ai grandi sans me donner de valeur, je n’arrivais pas à changer les choses. Partir a été la meilleure décision. J’ai réalisé que la vie était belle en fait. »

Et elle poursuit : « Je croyais que la vie, c’était ce que j’ai connu avec ma famille, puis avec mon ex. Pour moi, il n’y avait rien d’autre. J’étais comme enchaînée. J’avais peur. Il fallait vivre comme maman et comme les femmes de ma famille. J’avais l’impression de ne pas avoir le droit au beau. Je me contentais même des insultes tant qu’il ne me frappait pas. »

« Partir, ça fait peur, mais ça rend heureux. Et aujourd’hui je réalise que c’est tout à fait normal de passer par cette phase de peur. »

Laila fait une pause et regarde l’arbre qu’on peut apercevoir par la fenêtre, derrière les toits des maisons. Il est beau, me dit-elle. Elle se rappelle : « c’était laid… quand on est là-dedans, c’est tellement gris… Et pourtant la vie est belle. »

Laila me raconte que quand elle était enfant et que tout le monde dormait, la nuit, elle ouvrait la fenêtre, regardait le ciel et écrivait des poèmes. Aujourd’hui elle habite avec ses trois fils dans une maison. Elle me dit qu’elle ne peut pas habiter dans un appartement car elle ressent encore la sensation d’enfermement qui a accompagné son enfance et sa vie conjugale. Elle a besoin d’espace. Elle n’a pas mis de rideaux à la fenêtre de sa chambre, elle veut pouvoir voir le ciel à tout moment.

Elle se rappelle : « j’essayais d’être patiente… mais par rapport à quoi ? » Elle me dit qu’elle avait au fond juste envie de se libérer, de pouvoir ouvrir la fenêtre à nouveau et regarder le ciel tranquillement.

Mais tranquille, avec son ex-mari, elle ne pouvait pas l’être. Laila vivait en jonglant avec les mots pour éviter le pire, pour éviter les coups, les cris. Elle était constamment en alerte, constamment en tension. Elle déployait toute son énergie à se protéger et à survivre. Même la nuit, elle n’avait pas de répit. Il la réveillait brutalement, sans raison.

« Quand je suis partie, j’ai entendu le silence et ça m’a fait du bien. »

Bien que son calvaire ait duré quatorze longues années, Laila a le sentiment d’avoir pris son envol au bon moment. Le bon moment pour elle, par rapport à son cheminement intérieur, mais aussi le bon moment par rapport à ses « petits », comme elle les appelle toujours. Elle a attendu qu’ils soient prêts. Aujourd’hui ils vont bien me dit-elle, ils voient un psychologue régulièrement.

Laila suit actuellement une formation pour devenir thérapeute. Cette orientation professionnelle, elle la doit en grande partie à Graziella. C’est en réalisant à quel point l’intervention thérapeutique de cette dernière a été pour elle salvatrice qu’elle a ressenti le besoin d’aider à son tour des personnes en détresse. Dans le cadre de cette formation, dans quelques semaines, elle partira à Marseille, pour assister à un séminaire. Une grande première pour elle : à presque 40 ans, elle va voyager seule, rencontrer de nombreuses personnes inconnues, consacrer une semaine à un projet personnel qui lui tient à cœur et, elle l’espère, découvrir cette ville du sud de la France.

Son passé douloureux derrière elle, Laila profite maintenant du présent et peut se permettre de faire des projets pour le futur. Outre sa formation, elle envisage ainsi de passer un jour son permis de conduire.

Dans la maison de Laila, aujourd’hui, il y a des livres, des fleurs qu’elle s’offre à elle-même, de l’encens qui l’accompagne dans ses méditations. Il y a aussi deux chats. Enfin ! Son ex n’en voulait pas, ses parents non plus. Enfant, elle avait recueilli un chaton et lui avait appris, en cachette de sa mère, à faire ses besoins dans une litière. Quand elle l’a découvert, même si le chaton était désormais propre, la mère de Laila s’est débarrassée de l’animal, profitant d’un matin d’école et de l’absence de sa fille.

« Mon chemin, ce n’est pas une histoire de divorce. C’est une histoire d’identité. »

Je lui demande si elle a encore des contacts avec son ex et comment cela se passe : « je ne vais pas dire qu’il a changé, lui, mais moi j’ai changé », me répond-elle.

Et cela a une incidence sur son comportement à l’égard de Laila. L’emprise a cessé. Laila, comme elle me le dit elle-même, a repris son pouvoir. Elle le voit maintenant comme un individu minuscule. Elle n’en a plus peur. Et lui n’ose plus s’imposer face à elle. « Même mon ton a changé », m’explique-t-elle. Quand elle doit lui parler, sa voix est plus grave, plus affirmée. Les enfants, quant à eux, ont grandi. Ils ont compris beaucoup de choses. Sur eux aussi, l’emprise du père a cessé.

Après avoir coupé les ponts avec sa famille au Maroc au moment de notre première rencontre il y a deux ans, Laila a décidé de reprendre contact. C’est une famille dysfonctionnelle, me dit-elle, envers laquelle elle a nourri des attentes qui désormais ne peuvent plus être comblées, du moins par ces personnes. Elle l’a compris d’elle-même : « J’ai attendu longtemps, mais ils ne vont jamais me donner ce que je veux. Je dois me le donner à moi-même. » Pour pouvoir entendre à nouveau ses parents au téléphone, Laila a aussi dû réaliser qu’elle n’est plus la petite fille sur laquelle ils avaient eux aussi une emprise. Forte de cette lucidité nouvelle, Laila réalise qu’ils ne peuvent plus la blesser. Elle me fait cette confidence : « Dans ma famille aucune femme n’a été heureuse et respectée, même quand on remonte dans les générations. J’ai été programmée sur la soumission. » Mais un jour, Laila a décidé de mettre un terme à cette transmission générationnelle funeste. Elle a refusé d’être comme sa mère et comme toutes les autres femmes de sa famille. Comme elle le dit elle-même : « C’est tellement bon de pouvoir dire non. »

Aider les autres, comme on l’a aidée elle-même

Laila, aujourd’hui, ressent le besoin d’aider son prochain. Dans son parcours de survivante, les réseaux sociaux ont joué un rôle important. Elle a ouvert son compte Facebook en 2017, alors qu’elle vivait encore avec son ex-mari. Ce compte était surveillé, Laila ne pouvait pas utiliser l’application Messenger. Après son départ du domicile conjugal, Laila a continué à aller sur Facebook et a développé sa page, en publiant non pas des contenus personnels comme le font beaucoup mais des réflexions et des messages positifs, incitant à la bienveillance envers soi et envers autrui. C’est une page de partage, précise-t-elle, qui lui permet de rentrer en contact avec beaucoup de personnes, dont certaines qui sont en souffrance. A ces personnes, Laila tente de donner ce qu’elle n’a pas eu pendant son enfance d’abord et pendant sa vie conjugale ensuite. Il lui est parfois arrivé d’interagir avec des femmes victimes de violences conjugales. Pour Laila, au début, ce n’était pas facile, car les récits de ces femmes réactivaient ses propres traumas. Mais sa malheureuse expérience lui permet de comprendre leur douleur pour l’avoir vécue. Pour ces femmes, discuter avec Laila a quelque chose d’apaisant et, surtout, elle leur donne de l’espoir. Je lui demande si elle aurait voulu avoir ce type d’échanges du temps de son enfermement. « Et comment ! », s’exclame-t-elle. Et puis elle se souvient : « Mais je vous ai trouvées. »

« Mon courage, c’est parce que je savais que vous étiez là. Il y avait quelqu’un qui était là pour m’aider. »

Laila a appelé le 0800 30 0 30 depuis le foyer à Charleroi. Elle avait déjà quitté le domicile conjugal. Mais après le départ, il y a la reconstruction, et seule, c’est inévitablement plus long et difficile de se reconstruire. Ce premier appel a encouragé Laila : la femme au bout du fil, me dit-elle, était bienveillante. « J’avais l’impression que j’avais six ans et que cette dame avec sa voix douce venait du ciel. C’était la première fois que j’entendais que personne n’a le droit de me frapper. Waouh : enfin quelqu’un me l’a dit. C’est comme si j’avais enfin quelqu’un pour m’épauler. Car je me le disais à moi-même mais en étant seule, ça ne résonnait pas. »

Laila le sait maintenant : elle n’est plus seule. Et, comme je le lui ai rappelé, elle peut revenir chez Solidarité Femmes à tout moment. Notre porte est toujours ouverte et nous ne cesserons d’être là pour elle, si c’est ce qu’elle souhaite. Nous lui souhaitons d’être heureuse sur le chemin qu’elle s’est tracée, libre et riche de ses nombreuses ressources personnelles.

(Photo: Unsplash)