Amandine

A priori, je n’ai pas le profil d’une travailleuse sociale. Le suis-je devenue ? Je proviens du milieu culturel et du milieu académique. Je m’occupais de théâtre, de scénarios de cinéma… Je n’aurais jamais pensé trouver ma place et un sens à mes compétences professionnelles dans le refuge pour femmes victimes de violences conjugales où ma sœur, criminologue et chercheure, a travaillé elle-même pendant six ans. Nos réalités professionnelles me semblaient si différentes. Mon entrée chez Solidarité Femmes est le fruit d’un heureux hasard : alors que je traversais une tempête, Josiane Coruzzi, la directrice, m’a en quelque sorte lancé une bouée de sauvetage. Elle avait besoin d’une chargée de communication et de projets. Nous avions collaboré, en 2013 et en 2019, à des événements culturels sur le thème du féminicide. Elle a peut-être senti que ça collerait bien entre nous. Belle intuition. Je ne la remercierai jamais assez : elle a eu l’audace d’engager une Docteure en Lettres partageant sa vie entre l’Italie et la Belgique pour compléter son équipe sociale implantée à La Louvière et rayonnant dans toute la Fédération Wallonie Bruxelles. Beaucoup n’auraient pas osé un tel paris.

C’était fin 2020, en pleine crise sanitaire. Josiane m’a confié une première mission : concevoir un site internet et animer les réseaux sociaux. En raison des restrictions en vigueur, j’ai travaillé à distance pendant six mois. C’est en juin 2021 que j’ai franchi les portes du refuge pour la première fois en tant que travailleuse. J’ai raconté cela ici.

Du site au Carnet de bord

Du site – un portail d’information sur nos services et sur les violences conjugales – est né le Carnet de bord : un outil moins formel où la littéraire que je suis pouvait laisser gamberger sa plume au gré de ses sensations et de l’actualité.

Donner et porter la parole des survivantes

Il était pour moi fondamental de donner la parole aux survivantes afin notamment de ne pas reproduire et perpétrer sur notre outil de communication officiel une injustice que les femmes subissent presque systématiquement quand elles sont victimes de violences conjugales : celle d’être réduites à l’état d’objet et privées de leur droit de s’exprimer elles-mêmes quant à ce qu’elles vivent et ce qu’elles ressentent. Ça semble aller de soi ? Pas pour tout le monde malheureusement. Il fallait leur donner la parole et il fallait utiliser nos canaux de communication pour porter et faire entendre cette parole. C’était primordial. J’ai donc très vite rencontré Laila et Christine, et je n’oublierai jamais ce bout de chemin qui a uni nos vies – pour moi à tout jamais.

Aller à la rencontre de mes propres collègues

Très vite aussi, j’ai voulu réaliser les portraits de mes collègues. Aller à leur rencontre, prendre le temps de les écouter parler. Pour moi qui n’avais pas l’opportunité de les fréquenter au quotidien, c’était une manière de mieux comprendre les rôles de chacun et chacune au sein de la maison et au service ambulatoire, c’était aussi une manière de me rapprocher d’elleux : deux heures d’écoute réelle, ça vaut des mois de « salut, ça va ». Elles et ils ont toutes et tous joué le jeu. Beaucoup m’ont ouvert les portes de leur intimité, me manifestant une confiance dont je leur suis reconnaissante. Pour les lectrices et les lecteurs du Carnet de bord et pour nos followers de plus en plus nombreux·ses, ces profils, je l’espère, ont permis de montrer « l’envers du décor » : un projet qui repose sur des êtres humains profondément engagés, un projet qui se décline en une multiplicité de services aux femmes et aux enfants – de l’aide juridique aux activités de sensibilisation, de l’accueil d’urgence à l’écoute téléphonique, de l’animation à l’accompagnement thérapeutique, de la manutention des lieux afin qu’ils soient fonctionnels et accueillants à la gestion comptable et administrative pour que Solidarité Femmes puisse continuer à exister… C’est Graziella et Rita, thérapeutes à l’âme d’artiste l’une et l’autre, qui ont ouvert le bal.

Être « chargée de com » dans un refuge pour femmes victimes de violences conjugales

Au bout de deux ans et vingt-cinq rencontres qui ont fait l’objet de dix-neuf textes, dans l’attente du feu vert de la directrice Josiane Coruzzi pour que je m’attaque enfin à son histoire de plus de trente-six ans chez Solidarité Femmes, pendant que nos nouvelles collègues prennent le temps de découvrir la réalité qui est désormais aussi la leur… le moment semble donc venu de me raconter et de présenter ma fonction de chargée de communication.

Qu’est-ce que ça signifie, s’occuper de la communication au sein d’une association comme la nôtre ?

Informer

Cela signifie informer : sur nos services, nos actualités, la manière de nous contacter. Sur les violences conjugales aussi : expliquer ce qu’elles sont, les différentes formes qu’elles peuvent assumer, leur fonctionnement cyclique qui rend si difficile pour une femme victime de quitter son conjoint.

Sensibiliser

Cela signifie donc aussi sensibiliser : rappeler, sans arrêt, que la violence entre partenaires peut toucher toutes les femmes et les jeunes filles, quels que soient le milieu social, les conditions économiques, le niveau d’études, la provenance géographique… Sensibiliser aux dégâts sur les enfants, s’opposer à l’idée qu’un mari violent peut être néanmoins un bon papa ou qu’un enfant a besoin de ses deux parents sous le même toit pour être heureux. Sensibiliser les proches, sensibiliser les professionnel·les…

Prendre position

Communiquer au nom de Solidarité Femmes, cela signifie prendre position, exprimer parfois un désaccord profond face à une injustice sociétale ou manifester son soutien et sa sororité à des personnes, à des institutions.

Appeler à la solidarité

Cela signifie appeler à la solidarité quand une femme arrive au refuge dans l’urgence avec pour seul bagage un sac-à-mains, quand une autre s’apprête à prendre son envol avec trois fois rien pour redémarrer une nouvelle vie. C’est appeler à la solidarité quand, alors que la vie des mères semble s’interrompre, celle de leurs enfants continue, avec un déguisement de Carnaval à récupérer pour vendredi prochain…

Communication externe et communication interne

La communication externe, c’est concrètement un site internet à actualiser, un blog à alimenter de contenus à écrire ou à partager, des réseaux sociaux à animer, des communiqués à rédiger, des dépliants à mettre en page…

La communication interne, en revanche, c’est veiller à mettre en lien les équipes, faciliter les échanges et les partages d’infos, rappeler à l’ensemble des travailleuses et travailleurs qu’on marche ensemble vers des objectifs communs, d’une certaine manière, prendre soin de la cohésion du groupe et ne laisser personne sur le côté. Et peut-être que paradoxalement les 1200 km qui me séparent des collègues sont ceux qui me permettent d’être en même temps avec chacune d’entre elles, chacun d’entre eux.

Collaboration au Pôle de ressources et projets divers

Dans le cadre du Pôle de ressources en violences conjugales et intrafamiliales, je gère, avec une collègue du CVFE, la version belge francophone de l’application pour smartphone App-Elles (un outil précieux notamment en cas de violences post-séparation) et j’assure plusieurs fois par mois une permanence au tchat qui est associé à la ligne d’écoute 0800 30 0 30. Depuis peu, il m’arrive aussi occasionnellement de faire des remplacements à la ligne d’écoute.

Le côté diversifié de ma fonction et la grande liberté de mouvement qui est la mienne me permettent en outre de travailler à des projets ponctuels aussi intéressants que stimulants comme la conception d’outils d’animation pour mes collègues, l’écriture de témoignages fictifs pour un projet de sensibilisation… J’ai également été appelée à relire et retravailler d’un point de vue stylistique la grille Evivico et le guide d’utilisation qui permet désormais aux professionnel.les de disposer d’un cadre d’analyse pour prévenir les situations dangereuses et pouvoir agir avant qu’un drame ne survienne.

La puissance des mots

Toutes ces missions ont un dénominateur commun : le choix méticuleux et stratégique des mots. A l’université, on m’a appris que dire, c’est faire. C’est tellement vrai. En violences conjugales, on ne sait que trop bien qu’il y a des mots qui blessent plus que des coups. Dans ces cas, dire c’est blesser, abimer, éteindre, affaiblir, dominer. Mais on sait aussi que parler, dénoncer ce qui se passe chez soi, est le premier pas pour s’en sortir. Dire, parfois c’est déjà partir. On sait maintenant que les mots qu’on choisit ont un pouvoir sur la réalité qu’ils nomment : voilà pourquoi on réfléchit à un langage plus inclusif, au risque de faire grincer des dents les schtroumpfs grognons du Patriarcat.


J’aime énormément mon travail. J’ai l’impression d’avoir réussi à donner un sens à ma passion pour l’écriture et je suis très fière d’être la « plume » d’une association comme Solidarité Femmes. Moi qui aime tellement observer les autres et les écouter parler, j’ai trouvé ici une manière de tirer profit de cette particularité qui est mienne : pour bien communiquer, il faut d’abord savoir entendre ce que les autres ont à dire. Malgré la distance, je me sens partie intégrante de l’équipe et c’est avec plaisir que je sors de temps en temps de ma bulle virtuelle à une heure et demie d’avion pour venir poser mon ordinateur à l’étage du refuge, pianoter sur mon clavier en entendant les rires des enfants, m’interrompre volontiers pour discuter avec des collègues que la magie d’internet me permet de sentir proches même quand je suis loin d’elles. Je ne viens pas assez souvent que pour connaitre toutes les femmes qui sont hébergées ni tous les enfants. Mais après deux, trois retours, c’est quand même avec une certaine émotion que je retrouve le sourire pétillant de la petite T., que je croise en coups de vent O. et que je remarque qu’elle n’a pas oublié mon prénom… R. sait-elle que parfois je me demande si ses enfants ont reçu les vêtements qu’ils espéraient après l’appel aux dons ?

Je me sens évidemment féministe. J’étais consciente de l’être bien avant d’intégrer l’équipe de Solidarité Femmes mais comme chacun·e de mes collègues, mes convictions ont été renforcées par la confrontation directe avec la violence conjugale et par la découverte des principes d’intervention féministe en maison d’hébergement.

J’ai une petite fille et je crains évidemment qu’elle puisse un jour souffrir parce qu’elle est fille, parce qu’elle sera femme. J’ai une petite fille mais je ne peux pas projeter mes angoisses sur elle. J’ai une petite fille et je me dois d’intégrer à son éducation les principes de l’intervention féministe que nous pratiquons au quotidien chez Solidarité Femmes : l’accompagner pour qu’elle devienne un sujet autonome, pour qu’elle apprenne à prendre elle-même les décisions qui la concernent, qu’elle soit consciente des pièges du patriarcat mais aussi des ressources précieuses de la solidarité et de la sororité.

Le féminisme est juste un tremplin vers l’autonomie, l’émancipation et la conscience – le tout dans une dimension collective et solidaire. Et c’est sans doute pour cela qu’il fait si peur.